évocation de l'art
- Le contraire du jeu
- 10 janv. 2021
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 juil. 2023

ÉVOCATION DE L'ART
à Georges Rubel
"Je préfère le lard, Madame !"
Certains aiment évoquer L'ART, ou même LEUR ART comme on parle d'un parent bien placé. Il semblerait que cela les dédouane de la vie ou les mette à l'abri de certaines éclaboussures sociales, que cela les purifie d'une certaine façon... L'alibi culturel sans doute leur confère un prestige auprès d'un public avide de recevoir sa contrepartie en contribuant à l'accouchement d'une renommée. L'autosuggestion accorde à l'artiste la posture adéquate qui lui permettra de pérorer sur ses investigations, son parcours, les aléas et les extases de ses découvertes, qui constituent en quelque sorte l'intimité de son art. La fascination qu'il exercera sur ceux venus sacrifier à son autel lui permettra de se constituer une cour. Mais qui recherche des courtisans l'a bien été un jour.
Le bûcheron-élagueur ou bien le colleur d'affiches évoquent-ils leur art ? Pourtant ils effectuent des prouesses, élaborent des stratégies, inventent des procédés surprenants et mettent au point des techniques parfaitement maîtrisées. Ils nous laissent apprécier la forme de leurs interventions sans s'exposer outre-mesure – il semble qu'ils aient adopté une certaine discrétion.
En quoi nous subjuguent-ils ces « taiseux » ? Ne nous est-il pas arrivé de passer de longues minutes à les regarder exécuter leur art, suspendus dans les airs comme des danseurs voltigeurs, évaluer et programmer la chute d'une branche comme celle d'un oiseau blessé, accrochés aux fils de marionnettes de leur propre pantomime ? Et ces colleurs d'affiches qui déploient ces ailes engluées qui viennent s'abattre miraculeusement à la place qui leur est assignée pour ouvrir des fenêtres et fermer des perspectives en s'assemblant comme les pièces d'un nouveau puzzle – et peu importent les images puisqu'ils décomposent le processus et révèlent le secret en étalant au grand jour le complot de l'illusion qui se tramait en coulisses : ils interviennent sur le support et sur le cadre, ils déchirent le voile des illusions pour en exhiber les dessous et gardent intacte une certaine magie opératoire.
L'artiste en revanche proclame son statut, il est le héraut de ses victoires, il nous tient même au courant de sa digestion, de ses migraines et de ses fièvres (s'il venait à manquer, l'humanité serait perdue ; s'il faisait défaut, le peuple serait condamné à l'insomnie).
Et si l'artisan prenait soin de ses outils, indispensables à l’exécution de quelques travaux délicats avec une attention quasiment religieuse, l'artiste prend soin de sa personne, car il pense incarner le mystère profond de son art… Il se préserve comme la formule singulière derrière laquelle les outils ont disparu. On ne lui en voudra pas de ne pas être de ce monde, surtout si ses intérêts sont menacés, ou que la tempête fait rage au dehors. En plein désert il cherche l'ombre et pense qu'il y a droit, mais s'il est sauvé le monde est rédimé. Il est un trésor de l'humanité convaincu, il s'est désormais compté parmi les merveilles du monde. Et même lorsqu'il se maltraite, il expose son furoncle comme une pépite et sa blessure comme une béance christique. Il nous gave de lui-même, qu'il nous instille à petites gouttes l'essence de son être profond ou qu'il ouvre les vannes pour déverser le flot de ses prodiges sur nos têtes penchées en signe de piété.
Sans parler du comédien, cet appariteur de la culture, dont chaque apparition sociale est suivie d'une nuée de paillettes. La scène est certes le terrain favorable à ce genre de surgissement gesticulé. La queue de comète phosphorescente des déplacements, les mâchoires désarticulées par les textes et les grands mouvements de voiles des costumes ne trompent pas ; aucune mise en scène n'apportera la foudre sur un plateau, ni le ver luisant qu'on aime découvrir dans les feuilles mortes.
L'artiste est le négociant de la culture, l'attaché commercial plus ou moins indépendant d'une vaste entreprise institutionnelle, d'une fabrique de l'imaginaire économique. Il est l'appât d'une misère intellectuelle.
(Je connais des ouvriers qui opèrent à ciel ouvert dans leur réduit, de timides conspirateurs, des commis inspirés qui brisent les moules de la lumière, enchantent les matières et pressent la moelle obscure dans le secret de leur grenier ou de leur cave : des créateurs de halos et de nimbes pour des objets et des êtres, des créateurs de regards pour des couleurs et des prismes qu'il faudra nommer, des créateurs d'intervalles de silences qui pincent les cordes enfouies pour nous rendre à l'évidence du premier matin)
De fait, tout ce qui est revendiqué comme art, n'est que manière et maniérisme, et il est possible aux amateurs d'accumuler leurs viandes devant des écrans grands ou petits, dans des salles où l'on s'assoit pour communier, ou bien de suivre un parcours organisé par les officiants et les pédagogues qui les prendront par la main ou mieux, leur laisseront l'initiative de quelques approches personnelles afin qu'ils aient foi en leur autonomie d'avertis pour continuer à explorer l'espace du compromis qui les tient éloignés de la mort et de la vie.
J-R Prieto, 9/01/2021.
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