suibne dans les bois
- Le contraire du jeu
- 24 oct. 2020
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L'histoire de la folie de Suibne, ou Suibhne en transcription anglaise Sweeney, remonte au VIIe siècle et le personnage est en partie historique (il s'agit de Suibne Geilt, un roitelet d'Ulster, ou plus exactement peut-être le régent d'un petit royaume peuplé en partie de Pictes ; le bataille de Mag Rath a bien eu lieu en 637). Cette histoire s'est incarnée dans plusieurs textes, dont le principal, La Folie de Suibhne, quelquefois appelé en français Les errances de Sweeney, date du XIIe siècle. Il apparaît, avec des variantes importantes, dans plusieurs manuscrits des XVIIe et XVIIIe siècles.
Il y a deux explications à sa folie : il serait devenu fou à la bataille de Mag Rath, ce qui correspond à l'origine préchrétienne de la légende, que l'on retrouve dans celle de Myrddin, origine du Merlin arthurien, lui aussi devenu fou lors d'une terrible bataille. Autre explication : il se serait opposé violemment à l'évangélisateur Saint Rónán Finn et aurait jeté dans un lac le psautier de cet abbé, qui l'aurait alors maudit deux fois et condamné à vivre et à voler comme oiseau sauvage ; selon certains passages, des plumes lui seraient même poussées, et il aurait vécu dans la folie et l'imbécillité, ce qui correspond à une torsion chrétienne de la légende, à une célébration de la victoire de l’Église sur un persécuteur païen. Lors de la bataille, il est saisi de tremblements, perd la raison et se met à léviter ; à partir de ce moment, il vit nu, dans les arbres, avec les animaux, dans le froid et la faim, volant comme n'importe quel oiseau des airs, et pourchassé par les hommes... On retrouve là le mythe de l'homme sauvage, couvert ou pas de plumes, de poils ou de fourrure, le fameux homme des bois que l'on rencontre sous les figures de Myrddin (Merlin), vivant loin des hommes et communiquant avec les animaux, ou de l’Écossais Lailoken, l'homme velu des forêts, ces deux derniers doués du don de prophétie, à la différence de Suibne. Dans le texte narratif en prose sont insérés plusieurs poèmes évoquant sa folie, ses errances, ses souffrances et quelques rencontres.
Jean-Yves Bériou.
SUIBNE DANS LES BOIS
Suibne alla se reposer au sommet d'une grande branche couverte de lierre (…) Il entendit le brame d'un cerf et fit ce poème, dans lequel il invoquait à haute voix les arbres d'Irlande, tout en mentionnant certaines de ses difficultés et certains de ses malheurs. Et voici ce qu'il dit :
I
Salut à toi, porte-bois,
j'aime ton brame, ses échos ;
j'aime entendre ta chanson,
quand elle inonde la vallée.
II
Les regrets rongent mon cœur :
douce demeure de ma vie,
herbage de la prairie,
daims dans les collines.
III
Chêne touffu, chêne feuillu,
tu domines tous les arbres ;
petit noisetier, petites branches,
coffre à noisettes, coffre ouvert.
IV
Aulne, mon cher ami,
j'aime comme tu brilles
au cœur de la clairière,
amical, sans épines.
V
Prunellier, petit aux épines,
noir porteur de prunelles ;
cresson à la tête verte,
à la source du merle.
VI
Mousse du chemin,
herbe la plus douce,
verte, et verte encore,
et toutes tes fraises.
VIII
Bruyère des collines,
bruyère sans manières,
cesse de me déchirer,
couverte de mon sang.
IX
If, petit if,
Le cimetière est à toi ;
Lierre, petit lierre,
Le bois sombre est à toi.
XII
Peuplier, tu trembles,
je n'écoute que toi,
tourbillon de feuilles,
razzia dans mon cœur.
XX
Petit aux fines jambes,
je me suis saisi de toi,
petit faon, je te chevauche,
petit faon, d'un pic à l'autre.
XXI
Mont de Cormán le victorieux,
hautes-terres de Slíab Níad,
terres et cimes de Slíab Uilline,
montagnes des Crota Clíach,
XXII
Crota Clíach des assemblées,
colline sur la Liffe du roi Lorc,
et j'arrive, la nuit arrive,
et c'est Gulban de Gort.
XXIII
Avant la bataille de Congal,
si heureuse fut ma nuit,
je n'errais pas sans repos,
de pic à pic, de cime à cime.
XXV
Solitaire, errant de cime à cime,
dans les montagnes du vaste monde ;
pour moi un seul lieu, une cabane,
dans la farouche vallée de Bolcán.
XXVI
Bonne et bleue, son eau pure,
bon, son grand vent salubre,
bon, son cresson, son prunellier,
bonnes encore, ses touffes d'ache.
XXVII
Bon, son lierre puissant,
bon, son saule clair et gai,
bon, son if, roi des ifs,
le bouleau, ses chansons.
XXXIX
Et je fuis les alouettes,
course ardente, violente,
je saute dessus les souches :
les cimes, pics, sommets !
XL
Fière, tourterelle des bois,
tu t'enfuis à mon passage,
je te rattrape en volant,
me sont venues les plumes.
XLI
Tête vide, sotte bécasse,
tu t'enfuis à mon passage ;
mon ennemi, le merle noir,
il pousse son cri d'alarme.
XLII
Et chaque fois que je bondis,
chaque fois que je touche terre,
chaque fois, mon petit renard est là,
à ronger des ossements, chaque fois.
XLIV
Petits renards qui s'approchent,
petits renards qui me fuient ;
loup impudent, hurle donc,
je m'envole tout là-haut.
XLVIII
Viendra le gel de par le monde,
sur chaque étang son lot d'étoiles ;
je suis le veuf, l'inconsolé,
je dors dans le gel de l'oubli.
XLIX
Hérons, rassemblez-vous
dans la froide vallée d'Aigle ;
vents d'oiseaux, vives troupes,
venez à moi, puis fuyez-moi.
L
Je n'aime pas les mots d'amour,
des hommes, des femmes aussi ;
bien plus douce m'est la musique
du merle noir, ici ou là.
LI
Je n'aime pas les clairons
que j'entends sonner au loin :
bien plus doux m'est le brame
du cerf aux quarante bois.
LX
Je suis Suibhne, l'homme errant,
vite, je parcours la vallée ;
non, je ne suis pas Suibhne,
je suis l'homme des forêts.
LXIII
Haute fougère, rousse fougère,
ton manteau couleur de sang,
n'y fait pas son lit le banni,
dans le gibet de tes branches.
LXV
La malédiction de Rónán Finn,
Et j'ai cherché ta compagnie,
Petit porte-bois, petit qui bêle,
Petit qui brame, ta douce musique.
Moi, faucon sur la falaise, Poésie irlandaise ancienne, Translation de Jean-Yves Bériou.
La Nouvelle Escampette éditions, 2017.
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