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réjean ducharme

  • Photo du rédacteur: Le contraire du jeu
    Le contraire du jeu
  • 3 mai 2020
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 20 oct. 2022

Je me suis érigée en république autocratique. Je ne reconnais à personne le droit de me faire la loi, de me taxer, de m'assigner à un pays et de m'interdire les autres. Je suis celle par laquelle aucun grand vizir n'échappera à la défenestration. Je me moque des vertus supposées et des supposés pouvoirs de toutes les constitutions, de tous les parlements, de toutes les chambres, de tous les ministres et de tous les sergents de police. […]

On a tous les droits quand on a déclaré la guerre à tous les rois. Je me suis déclarée silencieusement l'ennemie de tous, et ils me tueront peut-être, mais ils ne me vaincront pas. Pour le moment, je garde l'incognito. Je ne leur ai rien fait ; pourquoi devrais-je me soumettre à eux, à leurs lois, leurs amendements, leurs robots ? Leur effronterie à mon égard est injustifiable. Ils prétendent, de but en blanc, régner sur moi, me contraindre, me diriger, être mes supérieurs, me donner des indications et des ordres comme à une bête de somme. C'est ridicule ; c'est de l'infatuation, de la véritable impertinence. Ils ne m'ont rien donné : je ne leur dois rien. Ils ont donné des ponts, des autoroutes, des petits tunnels et des gros, certes ; mais je ne suis pas une automobiliste. Pourquoi m'enfermerais-je avec eux dans un de ces réduits pleins à craquer de fumée de cigarette appelés pays ? Quand ils le sauront, ils courront après moi avec leurs chiens. […] Un jour ou l'autre, les enfants, manquant de courage, se vendent. C'est ce qui m'est arrivé. On se livre, par respect pour les traditions, aux mêmes pachas à qui les enfants tombés avant soi se sont livrés. Qui sont ces potentats ? D'où leur est arrivée leur investiture ? D'où vient que c'est à eux et non à d'autres que les têtes vidées, les poumons asphyxiés et les cœurs flasques sont adressés ? Ils portent Crachin-Bouette sur une tribune, ils lui disent : Prends-toi pour un serpent à plumes et ils le prennent pour un serpent à plumes. Ils se groupent par millions et ils disent à l'un des leurs : Prends-toi pour notre lion. Ils lui font porter une crinière où chacun a planté ses derniers cheveux et ils l'admirent comme s'il était un lion. Ils craignent celui d'entre les enfants (un autre Alexandre) qui ne déchoirait et qui les réduirait au seul état qu'ils méritent ; celui de butin de guerre : opposant, par anticipation, la quantité à la qualité, ils arment un seul bras du poids de toutes leurs viandes dissoutes. La supériorité de deux cents millions d'enfants déchus contre un seul n'en est pas une. Les droits d'un seul devraient être égaux à ceux de mille ; car il n'en vit et n'en meurt qu'un par corps. Il ne peut y en avoir neuf cent quatre-vingt-dix-neuf d'un côté et un de l'autre côté ; il ne peut qu'y en avoir mille sur mille côtés. Quand quatre mille enfants à la fois perdent la vie ou l'orgueil, un seul perd vraiment la vie ou l'orgueil, et c'est celui-là d'entre eux qu'on est. Il n'y a qu'une vraie supériorité : la supériorité de celui qu'on est sur tous les autres, la supériorité de ce qu'on est sur ce qu'on n'est pas, la supériorité de ce qui est sur ce qui n'est pas.


Réjean Ducharme, L'Océantume, 1968.


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