réjean ducharme
- Le contraire du jeu
- 13 mai 2020
- 2 min de lecture
Parler d'une façon pessimiste, c'est agréable. Si nous parlions d'une façon pessimiste, ce n'est pas parce que nous étions convaincus de ce que nous disions, c'est parce que les idées noires, comme les tulipes noires, sont les plus belles. Comme nous continuions de marcher sur les trottoirs et de nous entretenir sombrement, quelque chose s'est produit qui ne restera pas sans conséquences ; et ces conséquences prendront place avant que nous nous branlebassions. Nous passions devant une vitrine de haute couture et Chateaugué s'est rappelé le serment que je lui avais fait de lui acheter la plus belle robe du monde. Elle s'est arrêtée devant l'étalage luxuriant ; elle s'est plantée là, elle s'est fixée là, elle ne voulait pas bouger de là.
- C'est celle-là ! S'écriait-elle. Qu'elle est belle ! C'est celle-là que je veux.
Les mains collées à la vitrine comme des ventouses, le visage tout écrasé contre la cloison de verre, elle éprouvait des bonheurs épouvantables, des envies effrayantes. Elle me disait de venir.
- Viens. Approche. Viens voir. Approche donc. Tiens : celle-là, là ! C'est celle-là, au bout de mon doigt, que je veux pour mourir.
Il s'agissait d'une robe blanche piquée d'étoiles, d'une robe clair de lune qui allait s'épanouissant à partir de la taille, d'une robe de vraie femme, d'une robe de femme qui a les pieds sous sa robe, de femme qui marche sous robe, en secret.
-Tu es complètement folle. C'est une robe de mariage.
- C'est une robe de mariage, mais ça ne me fait rien : je l'aime quand même. Si tu veux m'en acheter une, achète-moi celle-là. Je ne t'ai jamais rien demandé.
La vitrine vaste s'incurve sous la pression de la convoitise de Chateaugué.
-Tu l'auras. Nous viendrons la voler.
-Quand ?
-Cette nuit.
Réjean Ducharme, Le nez qui voque. 1967.

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