maqâma rousafa
- Le contraire du jeu
- 11 juin 2020
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Dernière mise à jour : 12 juin 2020
[…] on en vint à parler des voleurs et de leurs ruses, des coupeurs de bourses et de leurs méthodes. On évoqua les filous qui, pour se faire remettre de l'argent, contrefont les chatons de bagues servant de sceaux, les officieux médiateurs qui viennent s'interposer entre des combattants et sous ce couvert raflent quelque objet précieux, les habiles qui escamotent une pièce de monnaie entre leurs doigts, ceux qui fraudent sur les poids et les mesures, les rusés qui font main basse sur ce que portent les fidèles quand ils se pressent en rangs serrés à la mosquée à l'heure de la prière, les assassins qui accompagnent chez vous les joueurs de tambourins et en profitent pour vous étrangler proprement, parce que vous avez beau crier, la musique couvre vos appels au secours. Différents stratagèmes furent ainsi passés en revue, depuis la ruse des cambrioleurs qui s'allongent sur les étagères en attendant de pouvoir rafler le butin qu'ils lorgnent et de l'emporter, dûment empaqueté, jusqu'à ceux qui transportent dans leur bouche de la fausse monnaie et, sous prétexte d'humecter la vraie pour en déchiffrer l'inscription, la troquent subrepticement contre la fausse, en passant par les voleurs à la tire qui, pris la main dans le sac, prétendent que c'était pour plaisanter. Les uns, sous couleur de vous mettre gentiment en garde, vous montrent exactement ce que le voleur ferait s'il vous prenait par défaut, après quoi ils filent sans crier gare. Les autres s'emparent de ce qu'ils veulent dans la maison sous prétexte de raccommoder les parties en présence dans un litige quelconque. Il y en a qui viennent changer une grosse pièce contre de la petite monnaie, empochent celle-ci et prennent leurs jambes à leur cou en « oubliant » de remettre celle-là. Il y en a aussi qui feignent de sommeiller afin d'endormir à son tour la personne qui leur tient compagnie, puis s'éloignent avec leur prise.
On peut rencontrer d'autres cas de vol : le cambrioleur entre dans une maison avec un jeu de jacquet sous le bras et, s'il est surpris, prétend qu'on l'accuse mensongèrement d'avoir triché à ce jeu. Un autre fait venir un montreur de singe devant la boutique et, tandis que les occupants sont distraits par le spectacle, fait son choix et se retire. Un troisième annonce qu'il va réparer votre manteau, manie l'aiguille et le fil, et pendant ce temps, chipe votre bourse. Un quatrième se lance dans un boniment vantant une serrure particulièrement efficace, mais, au cours de sa démonstration, s'arrange pour enchaîner le commerçant qui s'y intéresse et s'emparer de ce qu'il veut. Autre cas : le souterrain que l'on creuse sous la maison pour y entrer et commettre son larcin. Et puis, tenez : le soporifique que l'on mêle à la nourriture. On peut recourir aussi à la prestidigitation. Ou bien on vient à la mosquée avec des souliers usés ; on se déchausse pour entrer et prier ; en sortant, on repart avec les meilleures chaussures du tas. Ou encore, du haut d'un mur ou d'une terrasse, on pêche les objets dans la maison au moyen de deux cordes qu'on a nouées en boucle. Il y en a qui, sur les chemins où passent les voyageurs, ne reculent pas devant l'usage du sabre ; d'autres se cachent dans le puits et sortent en même temps que le seau que l'on tire, de façon à faire croire que c'est un djinn qui émerge. Parfois, vous n'auriez jamais soupçonné ces marchands, paisibles voyageurs d'une caravane, et pourtant, ce sont eux qui, sous l'apparence d'honnêtes marchands, ont fait le coup pendant le trajet. Des simulateurs arborent les insignes extraordinaires des Amis de Dieu, quand ils ne fréquentent pas les réunions du beau monde, avec qui ils discutent littérature en plein salon.
Certains font croire qu'ils ont la police aux trousses et demandent asile, n'ayant rien à se reprocher. D'autres implorent protection et hospitalité pour échapper à un ennemi. Les uns poursuivent un volatile qui aurait, à les entendre, filé d'entre leurs mains, mais qu'ils ont lancé exprès là où ils pensent pouvoir dérober quelque chose. Il y en a qui jouent à trouver un objet caché et manient une lanière de cuir dont ils frappent les perdants ; ils disent alors au passant : « Assieds-toi avec nous, tu ne subiras aucun dommage » et, pendant que se déroule le jeu, ils le volent. Autre cas : le voleur s'assied auprès de sa proie, puis se lève et sort son membre pour uriner ; l'autre, par décence, détourne la face. Entre-temps, l'objet convoité s'est volatilisé. Autre cas encore : le voleur se glisse dans une foule prise de panique à la suite d'une catastrophe et profite de ces circonstances pour voler. Ne parlons pas du voleur qui embouche la trompette sur le marché, annonçant qu'il vend des pilules pour calmer la faim.
Il y a aussi celui qui entre dans les maisons avec une cruche en terre afin d'y voler, et, pris sur le fait, affirme qu'il est venu chercher de l'eau. On connaît celui qui s'engage comme gardien de jardin chez les propriétaires fonciers et saisit l'occasion pour s'approprier indûment tout ce qui a une certaine valeur. Il y a les monte-en-l'air, qui s'attaquent aux édifices élevés. D'autres atteignent la terrasse au moyen d'une échelle de corde. D'autres encore percent les murs de pisé à l'aide de couteaux qu'ils traînent avec eux en rampant. Certains entrent subitement dans ta maison, ô lecteur, portant un bouquet de fleurs odoriférantes, soi-disant pour te dire bonjour. Il y en a qui s'arment d'une hache en prétendant que le feu a éclaté dans la maison voisine et qu'il faut abattre les cloisons. On en trouve qui se présentent comme les auxiliaires du fisc. On peut rencontrer des voleurs qui, surpris en flagrant délit, hurlent à tue-tête pour laisser croire qu'ils sont fous. D'autres ont sur eux un trousseau de passe-partout.
Vous en trouverez qui lancent au gré du vent des touffes de coton et les poursuivent jusque dans l'intérieur des maisons ; qui entrent tout naturellement par la porte ouverte comme s'ils avaient été invités par le maître des lieux ; qui se présentent tantôt comme des visiteurs, tantôt comme des indigents pitoyables. Il est une espèce qui exerce ses activités dans les bains publics, lorsque les baigneurs s'enfoncent dans la piscine ; une autre s'installe sur une terrasse et décroche à l'aide d'une paire de longues baguettes les marchandises transportées par les chameaux d'une caravane. Il y a celui qui défère devant le juge un personnage intègre en alléguant qu'il lui doit de l'argent et exige de lui un serment de grande circonstance ; l'autre, qui n'accepte pas de se déplacer, fait taire le maître-chanteur en lui accordant une certaine somme. Il y a encore celui qui met en gage un objet qu'il prétend de grande valeur, emprunte en échange une somme importante et ne revient plus. Un autre se présente dans une boutique avec un sac ouvert, plein de pièces d'or bien en vue, marchande quelque temps, fait mine de renoncer, rentre son sac dans la fente de sa chemise, puis, se ravisant, ressort son sac, fermé cette fois, et le remet au commerçant. Mais c'est un autre sac, en tous points semblable, à ceci près qu'il n'est bourré que de fausses pièces.
Mentionnons le comptable que, dans les transactions, on charge de dénombrer les pièces d'or ou d'argent et qui en profite pour remplacer les vraies par des fausses ; celui qui emprunte de l'argent juste avant de faire faillite ; celui qui, après avoir coupé une partie de sa manche, va se plaindre qu'un homme riche débiteur l'a maltraité au cours d'une dispute, et s'époumone : « Regardez, bonnes gens, et soyez juges. » Celui qui se promène avec un fil et une aiguille à la main, arrête un passant cossu, offre de lui réparer une déchirure imaginaire au collet et, pendant ce temps, lui escamote sa bourse. Un autre s'approche d'un quidam, qu'il fait semblant de reconnaître : « Ne sais-tu pas comment on a volé Un Tel dans la rue ? », lui demande-t-il, avant de mimer le vol et de le commettre pour de bon sur l'individu de rencontre. Certains s'attaquent à un passant à coups d'injures, se disputent avec lui, mordent ou tirent l'étoffe ou s'accroche la bourse, s'emparent de celle-ci et filent. D'autres, au moment de payer une consommation pour un ami, prennent son argent, puis lui rendent la monnaie en remplaçant les bonnes pièces par de mauvaises. Lorsque quelqu'un dort dans un lieu public, le voleur prétend devant les assistants que ce sommeil est simulé, lui dérobe un objet de valeur afin de prouver ses allégations, le cache dans un trou du mur, puis se tire des flûtes. En réalité, il a subtilisé l'objet et caché un caillou à sa place. Connaissez-vous celle du voleur qui met en dépôt chez un marchand un sac contenant selon lui mille pièces d'or, passe à la boutique, ouvre le sac et prélève sur le dessus quelques pièces d'or en s'arrangeant pour qu'on croie que le dessous est identique ; après quoi, il revient acheter à crédit des marchandises en veux-tu en voilà, que le marchand, confiant dans le dépôt toujours entre ses mains, lui délivre généreusement. Naturellement, il ne revoit jamais son client...
Il y a encore le cas de figure où deux complices s'associent, l'un examinant la marchandise et la passant dans son dos à l'autre qui la prend et s'enfuit ; pendant ce temps, le premier crie au voleur et empêche le marchand de poursuivre le second. Certains se promènent dans la rue en traînant des chaînes aux pieds : ils se donnent pour d'anciens prisonniers de l'ennemi de la patrie ; les secourir, c'est se laisser duper. D'autres se lamentent parce qu'ils prétendent avoir été volés : qui leur fait l'aumône est volé. Il y en a qui s'attaquent à un passant en le frappant avec des souliers vétustes : si ce passant ôte les siens, qui sont plus neufs, pour les en frapper, ils les arrachent et s'enfuient. D'autres offrent à prix réduit une marchandise qu'ils ne peuvent pas montrer pour l'instant et, quand l'acheteur sort l'argent, passez muscade – ils prennent leurs jambes à leur cou en clamant que c'est le leur. Il se trouve des voleurs qui soulagent les bourses ou les sacs en trouant le fond. D'autres se cachent dans des fossés le long d'une route et en sortent subitement quand l'occasion est favorable. Certains préparent à l'avance des trous qu'ils agrandissent peu à peu dans le mur d'une maison. Il y en a qui manient des harpons qu'ils accrochent au bout de cordes en fibres de palmier.[…]
Badî' al-Zamâne al-Hamadhânî, Le Livre des Vagabonds, Séances d'un beau parleur impénitent. Traduit par René R. Khawam, Éditions Phébus, Paris, 1997.

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