le monde se brise en morceaux
- Le contraire du jeu
- 11 mai 2022
- 2 min de lecture
Le monde se brise en morceaux, en une poussière d'êtres
parmi la lumière ancienne,
où es-tu donc qu'on te le montre
sordide étudiant, herboriste, alchimiste,
gros trafiquant de vide
pendant que les planètes cousent leurs toiles d'araignées
aux commissures de ton œil ?
Le monde se brise en morceaux comme une boule magique
mais où sont-ils donc les poissons, les tessons
les géographies sensibles
Les fleuves d'un côté, les sciences bâtardes de l'autre,
nous avons emporté avec nous tous les échantillons,
une mèche de chaque espèce,
l'amertume émouvante des grands regards humains,
un peu de poil de chaque chose,
un peu d'écume de chaque être.
La terre déjà se retire avec ses métaux et ses feux.
Quelques têtes surnagent, mais c'est bientôt fini,
parmi la lumière ancienne.
Où sont à présent, Destruction, tes voluptés singulières,
les meurtres délicats de l'amour,
les cités bâties de viandes
la vie bâtie de loques,
les dieux dont on buvait le sang
et cette folie de gens qui cherchaient dans les chiffres
comme penchés sur une eau sale,
une ligne à la main,
le poisson aux paupières ouvertes du néant ?
La mort chimique a tout balayé dans le vide
le monde se brise en morceaux sous le regard ancien,
holà les gars, faut vous grouiller,
faut enlever la passerelle,
que pleuve le Temps maintenant,
qu'elle rouille l'Éternité,
la vie est avec moi, une lampe de chaque vie,
j'ai une mèche de chaque vie,
née à la mort, enlevée à la mort,
promise à une seconde vie,
parmi la lumière ancienne.
Que périsse le monde !
J'ai d'autres chats à fouetter...
Encore une journée qui s'en va comme un sac de farine,
Moulin du temps vermoulu où s'entassent les sacs,
les sacs des jours dont la farine est rance,
les roues n'ont guère fini de briser l'eau revêche,
la longue, l'obstinée résistance de l'eau
qui se jette sur le peigne des roues,
fouette le mouvement,
et surveille la longue et lente destruction
amorcée à l'aurore perfide du chaos.
Encore une journée qui s'en va, sous l'œil des araignées.
Je sens que je devrais m'opposer à sa fuite,
que je devrais entrer dans le conflit des forces,
empêcher cet horrible écoulement du temps,
sonner à toutes les portes
appeler au secours les forces somnolentes
faire gicler le sang qui dort sous l'habitude,
prendre une part vivante au drame qui se joue
et dont je suis l'enjeu –
être celui qui dit à l'eau qui coule : NON,
et point l'arbre passif qui pleure au bord des eaux
fuyantes, du sommeil.
Encore une journée qui s'en va, une journée carnivore
et l'ai-je retenue ?
J'ai dormi. Et pendant mon somme, j'ai vieilli.
Ma paresse, ce vieux serpent qui me conseille
m'a dit, comme toujours : « Attendons à demain.
Ces changements sont lents, si lents, on a le temps –
les forces sont inégales
bouger, c'est dépenser cette énergie exacte
dont tu auras besoin demain pour te lever
et rayonnant, forcer les anges du néant,
Demain, il est encore temps, allons dormir :
cette journée qui s'en va fera place à une autre,
à une autre qui point, qui vient, qui sera là
et qui, dans sa beauté explosive, sera
ta journée de réveil, terrible et décisive. »
Benjamin Fondane, Manuscrit sans date retrouvé parmi les poèmes contemporains de Titanic. Revue NON LIEU, Numéro spécial Benjamin Fondane, 1978.

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