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la poésie n'est pas littérature

  • Photo du rédacteur: Le contraire du jeu
    Le contraire du jeu
  • 14 mars 2021
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 23 mars 2023

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Je pense qu'il existe une « réserve » de la pensée non privée de sens, qui n'est liée qu'à une minorité capable d'intérioriser une ultime résistance. Cette « réserve » ne peut s'attacher qu'à la poésie, c'est-à-dire à une écriture de signe apocalyptique qui ne se prête pas à la représentation d'un monde globalement « interprété » par le Pouvoir. Nous savons que cette écriture manquera de volonté de succès dans la consommation globalisée (qui actuellement caractérise la fiction littéraire). Nous pouvons même être sûrs que cette écriture ne sera pas littérature. Nous le vérifierons plus facilement si nous faisons remarquer que, depuis toujours et aujourd'hui encore, la poésie n'est pas littérature. Je veux dire la poésie réelle, et non la pseudo-poésie soumise.

La littérature est certainement une production humaine parfois grandiose, mais la littérature est fiction et la poésie réalité, et c'est dans cette réalité que s'amplifient et s'intensifient notre conscience et notre vie et pas dans la fiction.

Rivé à son corps incandescent, intériorisant la résistance face à une existence globalement interprétée, je sens que la poésie est un territoire de douloureuse liberté. Je vais dire pourquoi.

La littérature représente et, indépendamment de son importance esthétique, elle n'est que fiction. La poésie crée et révèle et, surtout, elle n'est ni fiction ni représentation ni ne ressemble à la vie (qu'on lise Kate Hamburger* en lui pardonnant ses excessives références à la grammaire). Alors qu'est-ce que la poésie ? Ces quelques mots suffiront : la poésie est une partie de la vie, elle est son émanation la plus intense et elle est une réalité qui n'a que faire de ces « réalismes » mercantiles. Je dois ajouter – ces précisions techniques sont parfois nécessaires – qu'elle est une émanation de la vie indépendamment du genre dans lequel elle se manifeste. Aristote parlait d' « un genre qui manque de nom ». Voici une vieille et géniale intuition qui rend caduques toutes les conventions académiques postérieures et déprécie les « valeurs de la fiction » (la mimésis aristotélicienne ne consiste pas exactement en un « ressembler à »).

Il peut aussi être utile d'avoir recours à des exemples d'auteurs. Ainsi, Benito Pérez Galdós est un grand homme de lettres, mais saint Jean de la Croix n'est pas un homme de lettres. Balzac ou Stendhal en sont de grands, pas Villon ni Rimbaud. Thomas Mann est un grand homme de lettres, mais Kafka ne l'est pas**. Je pourrais continuer.

Nous pouvons donc être désespérément optimistes. La littérature va être globalisée, mais la poésie n'est pas littérature. Tout compte fait, la poésie existe parce que nous savons que nous allons mourir et la poésie est et se doit d'être, surtout actuellement, un langage désespéré.



*Logique des genres littéraires, Le Seuil, Paris, 1986.

**En citant des exemples d'auteurs qui sont ou qui ne sont pas des « hommes de lettres », je cherche seulement à éclairer mon propos. Cela ne vise en aucun cas à nier la réalité ni la grandeur de tant d'écrivains (Victor Hugo, Proust, Cervantes, Valle-Inclán, Faulkner...) chez qui coexistent (et très souvent s'interpénètrent) littérature et poésie. Cette coexistence peut se vérifier de manière ponctuelle, mais n'invalide pas la distinction essentielle entre poésie et littérature, ni ne modifie les points les plus importants : leur nature et leur fonction sont différentes.


Antonio Gamoneda, Poésie, existence, mort, revue Europe n°875, mars 2002. Traduit par François-Michel Durazzo.


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