l'eau, solide comme la pierre
- Le contraire du jeu
- 13 févr. 2022
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Oui, vous êtes tombé dans l'eau stagnante. C'est l'eau totale, qui se ferme au-dessus de la tête comme une pierre. C'est ce qui arrive lorsqu'il n'y a ni séparation, ni changement, ni devenir. Par exemple un jour débordant de chaleur, d'odeurs et de couleurs, un jour où, à leur comble, elles sont comme d'épais rayons de corne. Alors le monde est uni, sans intervalles et sans pores, sans différences de qualité, il n'y a pas de temps, pas d'existence individuelle possible. Et si tout est semblable et incommensurable, rien n'est distinct, rien n'existe.
Mais qui, alors, vous a à la fin appelé par votre nom ? Vous-même, évidemment. Dans votre peur mortelle, vous vous êtes souvenu de l'ultime division de vous-même et, avec les deux mains, vous avez saisi votre âme.
Soyez-en fier, vous venez d'assister à la Rotation Inversée. Devant vous le monde était en train de se transformer en ce dont il a surgi – sa base originelle non différenciée.
Alors ce n'est pas seulement Pan que vous avez rencontré, c'est également votre âme. Et sa voix est faible, quoique assez agréable.
La crainte de la perte d'individuation peut expliquer également l'hostilité envers les espaces ouverts et unis : les immensités monotones d'eau et de neige, les montagnes dénudées, les steppes sans fleurs, le ciel bleu ou blanc, un paysage saturé de soleil. Le majestueux est toujours sévère et pesant.
Ô cet ennui particulier aux pays du Sud où la nature est toujours forte et impudique, au point que l'homme s'y perd et est prêt à pleurer de désespoir. Raison pour laquelle, d'ailleurs, ceux qui sont envoyés en mission dans les colonies reçoivent double salaire, mais en vain, car très vite ils perdent le goût de vivre, s'enfoncent et périssent.
L'angoisse tropicale se manifeste aussi dans l'histoire des peuples du Sud : dans les accès de la danse ou dans la course convulsive, quand l'homme court sans s'arrêter, le couteau à la main, comme s'il voulait découper et éventrer la continuité du monde, massacrant tout ce qui lui tombe sous la main jusqu'à ce qu'on le tue lui-même ou jusqu'à ce qu'une écume sanglante sorte de sa bouche.
L'angoisse propre à la neige est connue de ceux qui passent l'hiver dans les stations polaires. Elle provoque elle aussi des danses convulsives et un délire particulier : ne supportant plus la nuit éternelle, l'homme quitte la station et s'en va tout droit dans le noir et la neige, vers sa mort.
Leonid Lipavski, Le Traité sur l'eau, 1930.

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