une décision collective (ou la démocratie en actes, pas en concept)
- Le contraire du jeu
- 29 oct. 2020
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[...]
Je suivis cette bande quelques semaines durant. Je n'avais jamais vu un foutu lot de personnes si improbables. Sukmit était le seul shaman reconnu, mais il n'avait rien d'un meneur. Il n'était pas chef, pas weheelu, pour eux. Nous circulions dans les broussailles. Nous nous arrêtions n'importe où, manifestement d'un commun accord. Nous nous arrêtions dans la broussaille. Il y avait toujours une source à proximité. Je ne savais jamais où nous allions. Nous allions quelque part. Je ne m'en souciais pas du tout. Nous allions quelque part, peut-être. Et si nous n'allions pas quelque part, nous n'y allions pas, et voilà tout. Le soir nous faisions un feu, plusieurs feux (il y avait plusieurs familles parmi nous). Le matin, nous reprenions la route. Je ne sais pas où nous allions. Je ne pense pas que les Indiens l'aient su. Nous faisions une belle procession parmi les armoises, les six ou sept que nous étions, ma voiture traînant en dernière position. Je ne savais pas où nous allions, personne ne semblait savoir où nous allions, la nuit tombait sur nous, les feux s'éteignaient. Les coyotes commençaient à aboyer dans la broussaille. Les chiens indiens hurlaient en réponse. Et tout se consumait dans l'obscurité.
Un matin, il me fut donné de comprendre que l'idée que l'homme blanc se faisait de l'Indien « taciturne » était fautive. J'en eus confirmation le lendemain. Nous avancions parmi les armoises, pas de route, rien que des armoises, tourner à gauche, tourner à droite, éviter la grosse bosse, en voilà une belle, bringuebaler dans le fossé... mais il n'y a pas la moindre route, vous fendez la broussaille, cahin-caha, à six, sept, peut-être huit voitures, huit « tin lizzies » cahotant parmi les armoises. Un matin, il fallut s'arrêter. Une des voitures était tombée en panne, et tout le monde sortit aider. Ce que j'observai m'époustoufla. Je m'étais fait à l'idée que ces hommes provenaient tout droit de l'Age de Pierre. Je ne suis pas mécanicien, personnellement ; je déteste les machines ; j'ai deux mains gauches ; je ne comprends pas les machines ; les chevaux, oui ; les machines, non. Et je me trouvai à regarder ces hommes de l'Age de Pierre dévisser, revisser, démonter le moteur et poser les rouages sur un morceau de canevas étalé par terre... Mais c'est leur discussion qui m'émerveillait vraiment. Leurs raisonnements étaient parfaitement logiques. « Ça ne peut pas être l'allumage, regarde, j'ai une étincelle... Je te dis que c'est la transmission... Tiens-moi le levier..." Mon admiration était peut-être exagérée, parce que même la plus rudimentaire des machines a pour moi un air de magie. J'ai sans doute mal saisi une bonne partie de leur discussion parce qu'il leur arrivait de parler « Pit River ». Ils appelaient la batterie hadatsi, « le cœur » ; une roue se dit pi'nine (cerceau utilisé autrefois pour s'entraîner à l'arc) ; et ainsi de suite. Mais ils ne faisaient certainement pas moins preuve de logique que l'homme blanc. Le moteur, ou toute autre cause de problème, fut enfin réparé. J'entendis alors un jeune gars dire : « Tu sais pourquoi c'est arrivé ? Parce qu'il a couché avec sa femme pendant sa menstruation ! C'est enfreindre la règle. »
Tout était enfin en bon état de marche : le moteur remonté, tout le reste revissé... mais le périple des tin lizzies ne reprit pas. Nous restâmes au même endroit.
Je ne sais pas pourquoi nous sommes restés là. Nous restions là, c'est tout, au beau milieu de nulle part, au milieu des armoises. Je supposais naturellement qu'une fois la voiture en panne réparée nous remonterions tous dans nos voitures et que la procession reprendrait. Mais non, personne ne monta en voiture ; tous traînaient, s'asseyaient ici, s'asseyaient là, bavardaient, baillaient.
J'interrogeai un homme : « Allons-nous continuer, ou camper ici ? » « Je ne sais pas, me répondit-il, ce n'est pas moi le chef. Demandez au vieil homme là-bas. » J'allai voir le vieil homme là-bas. Il me dit que ce n'était pas lui le chef. Demandez à ce gars-là. Ce gars-là est un homme d'âge mûr. « Bon dieu, me dit-il, ce n'est pas à moi de le dire, je ne suis pas un chef ! » « Très bien, qui est un chef ici ? » « Je ne sais pas. Le vieil homme là-bas, je suppose. Il a l'âge de décider. Allez lui demander ». Le vieil homme là-bas était le vieil homme là-bas que j'avais déjà vu, et il me reçut de la même manière. Il n'était pas chef. Qui a dit qu'il était chef ? Qu'ils repartent quand ils veulent, ça lui était bien égal, il ne savait même pas où ils allaient, où allaient-ils donc, savaient-ils bien où ils allaient, savais-je donc où ils allaient ??? Il s'assit au bord d'une voiture. Il plissait les yeux au soleil ; c'était la fin de l'après-midi. Il mâchait du tabac et crachait le jus marron. Il cessa de faire attention à moi et se rendit à sa rêverie, les yeux plissés au soleil.
Je remarquai qu'une femme avait allumé un feu. Une autre fit bientôt de même. Je retournai à ma voiture, que je garai près de celle de Sukmit. La vieille Mary était assise par terre à l'ombre du véhicule et tissait un panier en brindilles de saule. « Où est Sukmit ? » « Tsesuwi diimas'adi, je ne sais pas, parti quelque part dans la broussaille, ce garçon est fou, yalu'tuusi, toujours à la recherche de damaagomes* ; apporte-moi du feu de bois, homme blanc, je fais la cuisine. » « Très bien. »
Le soleil tombait. J'entendis deux ou trois coups de feu, dans la broussaille. Je fis notre feu. Il y avait quatre ou cinq autres feux de camp. Un homme vint ; il tenait plusieurs lièvres par les oreilles ; il nous en jeta un. Mary le dépeça, jeta ses entrailles à ma chienne, coupa la viande en quatre morceaux, qu'elle fit griller sur un bâton. Aucun signe de Sukmit. Nous mangeâmes. Mary me raconta une histoire d'autrefois. Je déroulai mes couvertures par terre. Je roulai une cigarette et regardai les étoiles. Des coyotes hurlaient, non loin. Ma chienne se dressa, le poil hérissé, et se mit elle aussi à hurler (quand ils répondent aux coyotes, la plupart des chiens hurlent au lieu d'aboyer). Je m'endormis la tête pleine d'histoires d'autrefois, de tin lizzies, de damaagomes mêlés aux moteurs, de coyotes et d'armoise.
Je fus réveillé par une dispute habituelle entre Sukmit et sa mère. Planait une odeur de café. Nous mangeâmes. J'observai le camp. Personne ne se préparait au départ. Chacun paressait. Mary prit son panier et se remit à tisser. Une autre femme alla à la source avec un seau (il y avait une source, à proximité ; ils devaient bien sûr le savoir). Un homme bricolait sa voiture. Un autre partit dans la broussaille avec son fusil. Le vieil homme, le « chef » présumé, marchait en donnant des coups de bâton. Il était presque aveugle. Le matin pointait. Je pris mon carnet et commençai à travailler la linguistique.
Les jours passèrent. Peu nombreux, quatre, cinq jours peut-être. Je ne me souviens pas exactement. Je ne prenais pas de notes. Je vivais. Armoises. Histoires d'autrefois, lièvres cuisant sur le feu, lent travail de la rumeur, Untel empoisonne Untel, je ne te crois pas, mais si, comment le sais-tu, eh bien sa tante paternelle appartient au hammaawi, et ils ont empoisonné son apau. « Ça n'en fait pas un parent ! » « Qui a parlé de parenté ? Je n'ai pas dit parent. J'ai dit qu'ils l'avaient empoisonné. » Les jours passaient, quatre, cinq, six jours.
Et cela eut lieu. Il était midi, ou à peu près. J'entendis un homme au loin dire « S.huptsiidizima ». S'il avait dit lhuptiidza toolol, « partons tous », c'eût été différent. Mais non, il ne s'agissait pas du mode impératif, c'était un indicatif : « nous partons, nous tous, toolol, nous partons, s.huptsiidizima, nous partons tous ». Il n'a pas dit PARTONS TOUS ! Non, il a simplement énoncé un fait : NOUS PARTONS TOUS.
Ce fut comme un tourbillon. Je me retournai. Les femmes jetaient des paniers dans les voitures. Sans autre forme d'avertissement ou de consultation, une des tin lizzies partit dans un nuage de poussière. Une autre la suivait de très près. Puis une troisième, mais celle-ci avait à peine démarré que quelqu'un cria « Hé, vous oubliez votre bébé ! » La voiture fit marche arrière, une femme en sauta, courut au genévrier où un petit dormait dans un porte-bébé accroché à une branche, passa le porte-bébé sur l'épaule et retourna à la voiture en courant ; elle riait, riait ; tout le monde riait ; et la voiture redémarra.
« Lhupta, me cria Sukmit, allons-y ! Nom de dieu, veux-tu rester ici pour toujours ?! » Je ramassai mes papiers et courut jusqu'à ma voiture... Nous partons, nous partons, nous tournons d'un côté puis de l'autre, toute l'après-midi, les voitures se suivant toutes plus ou moins, nous frôlâmes la ville d'Alturas, sans nous arrêter, nous partions pour le nord, le soleil tomba, il y eut une lune, nous continuâmes, d'une façon ou d'une autre, nous n'eûmes pas une seule panne, pas même un pneu crevé, la chance était avec nous, et le matin venu nous nous arrêtâmes sur les plaines de Davis Creek...
* damaagomes : esprits auxiliaires du chamane.
Jaime de Angulo, Indiens en bleu de travail. Héros-Limite, 2014.
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