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de la nouvelle idole

  • Photo du rédacteur: Le contraire du jeu
    Le contraire du jeu
  • 2 oct. 2022
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 22 févr. 2023

« Il y a encore quelque part des peuples et des troupeaux, mais pas chez nous, mes frères : chez nous il y a des Etats.

Etat ? Qu'est-ce, cela ? Allons ! Ouvrez vos oreilles, je vais vous parler de la mort des peuples

L'Etat, c'est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s'échappe de sa bouche : « Moi, l'Etat, je suis le Peuple. »

C'est un mensonge ! Ce sont des créateurs qui ont formé les peuples et qui ont suspendu au-dessus des peuples une foi et un amour : ainsi ont-ils servi la vie.

Mais ce sont des destructeurs, ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui appellent cela un Etat : ils suspendent au-dessus d'eux un glaive et cent appétits.

Partout où il y a encore du peuple, il ne comprend pas l'Etat et il le hait comme un mauvais œil, comme une atteinte aux coutumes et aux lois

Ce signe, je vous le donne : chaque peuple a son langage du bien et du mal : son voisin ne le comprend pas. Il s'est inventé le langage de ses coutumes et de ses lois.

Mais l'Etat ment dans toutes les langues du bien et du mal ; dans tout ce qu'il dit, il ment, – et tout ce qu'il a, il l'a volé.

Tout est faux en lui ; il mord avec des dents volées, le hargneux. Même ses entrailles sont fausses.

Confusion des langues du bien et du mal, – je vous donne ce signe, comme la marque de l'Etat. En vérité, c'est la volonté de la mort que trahit ce signe, il appelle les prédicateurs de la mort !

Il naît beaucoup trop d'hommes : l'Etat a été inventé pour ceux qui sont superflus !

Voyez donc comme il les attire, les inutiles ! Comme il les dévore, comme il les rumine et les digère !

« Il n'y a rien de plus grand que moi sur la terre : je suis le doigt de Dieu qui ordonne », – ainsi clame le monstre. Et il n'est pas que ceux qui ont de longues oreilles et la vue basse pour tomber à genoux !

Hélas ! En vous aussi, ô grandes âmes, il murmure ses sinistres mensonges ! Hélas ! Il devine les cœurs riches qui volontiers se dépensent.

Oui, il vous devine, même vous, vainqueurs du Dieu ancien! Le combat vous a lassés et maintenant votre fatigue sert la nouvelle idole !

Elle voudrait placer autour d'elle des héros et des hommes honorables, la nouvelle idole ! Il aime à se chauffer au soleil de la conscience tranquille, – ce monstre froid !

Elle veut tout vous donner pourvu que vous l'adoriez, la nouvelle idole : aussi s'achète-t-elle l'éclat de votre vertu et le regard de vos yeux fiers.

Vous devez lui servir d'appât pour les superflus ! Oui, elle a imaginé là un tour infernal, un cheval de la mort, cliquetant dans le harnachement des honneurs divins !

Oui, elle a inventé là une mort pour le grand nombre, une mort qui se vante d'être la vie : en vérité, c'est un service rendu à tous les prédicateurs de la mort !

L'Etat, dis-je, est partout où tous sont empoisonnés, les bons comme les mauvais : l'Etat où tous se perdent eux-mêmes, les bons et les mauvais : l'Etat, où le lent suicide de tous s'appelle – « la vie ».

Voyez donc ces superflus ! Ils volent les œuvres des inventeurs et les trésors des sages : ils appellent leur vol civilisation, – et tout leur devient maladie et revers !

Voyez donc ces superflus ! Ils sont toujours malades, ils vomissent leur bile et appellent cela des journaux. Ils se dévorent et ne peuvent pas même se digérer.

Voyez donc ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et en deviennent plus pauvres. Ils veulent la puissance et avant tout le levier de la puissance, beaucoup d'argent, – ces impuissants !

Voyez-les grimper, ces singes agiles ! Ils grimpent les uns par-dessus les autres et s'entraînent ainsi dans la vase et les profondeurs.

Ils veulent tous approcher le trône : c'est leur folie, – comme si le bonheur était sur le trône ! Souvent la vase est sur le trône, – et souvent aussi le trône est dans la vase.

Ils m'apparaissent tous comme des fous, des singes grimpeurs et fiévreux. Leur idole sent mauvais, ce monstre froid : ils sentent tous mauvais, ces idolâtres.

Mes frères, voulez-vous donc étouffer dans l'exhalaison de leurs gueules et de leurs appétits ? Cassez plutôt les vitres et sautez dehors !

Fuyez donc la mauvaise odeur ! Ecartez-vous de la fumée de ces sacrifices humains !

La terre est encore ouverte aux grandes âmes. Il reste encore pour ceux qui sont solitaires ou à deux, assez d'endroits où souffle l'odeur des mers silencieuses.

Une vie libre reste possible aux grandes âmes. En vérité, celui qui possède peu est d'autant moins possédé : louée soit la petite pauvreté !

Ce n'est que là où finit l'Etat, que commence l'homme qui n'est pas superflu : là commence le chant de la nécessité, la mélodie unique et irremplaçable.

Là où finit l'Etat, – regardez donc, mes frères ! Ne voyez-vous pas l'arc-en-ciel et le pont du Surhomme ? »


Ainsi parlait Zarathoustra.


Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Traduit par Maurice Betz.


Avec une peinture de Jacques Le Maréchal en couverture, mentionné en aucun endroit du livre par Gallimard et Le Livre de poche.





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