théâtre
- Le contraire du jeu
- 22 juin 2020
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Dernière mise à jour : 3 avr. 2023
Du Théâtre. - Cette journée m'a encore fourni des sentiments hauts et puissants, et si ce soir, pour la finir, je pouvais me procurer de l'art et de la musique, je sais fort bien de quelle musique, de quel art je ne voudrais pas : ce serait de ceux qui enivrent l'auditeur et qui cherchent à lui fournir de force une minute de sentiments hauts et puissants ;… âmes quotidiennes, ces gens qui, le soir, au lieu de ressembler à des vainqueurs sur le char de triomphe, ont l'air de mulets fatigués trop fustigés par le fouet de la vie.
Ces gens-là sauraient-ils seulement qu'il existe des « états d'âme supérieurs » s'il n'y avait pas des remèdes enivrants et des coups de fouet idéalistes ? Aussi, de même qu'ils ont leurs vins, possèdent-ils leurs « enthousiasmeurs ». Mais que m'importent leur boisson et leur caresse ! L'enthousiaste a-t-il besoin de vin ? C'est au contraire avec une sorte de dégoût qu'il considère et le moyen et le médiateur qui doivent provoquer chez ces gens un effet sans cause suffisante, la singerie des grandes marées de l'âme ! Quoi ! On donne des ailes à la taupe, on lui fournit d'altières pensées, avant qu'elle regagne son trou ? On l'envoie au théâtre ? On met de gros verres à ses yeux aveugles et fatigués ? Des gens dont la vie ne fut jamais une « action », mais une simple affaire vont s'asseoir là devant la scène pour regarder ces êtres d'un autre monde dont la vie est plus qu'une affaire ? « C'est ce qui se fait », dites-vous, « cela distrait, c'est ce que demande la civilisation » !… Soit ! Dans ce cas j'en manque souvent ; car c'est souvent que ce spectacle me dégoûte. Quand on possède en soi assez de comédie et assez de tragédie pour son compte personnel on aime mieux s'abstenir de théâtre ; ou alors, exceptionnellement, c'est l'ensemble de toute l'affaire – décor, public, auteur compris – qui devient pour tous le vrai spectacle, la véritable tragédie, la véritable comédie au prix de quoi la pièce représentée n'est rien. Quand on est quelque chose comme Faust et Manfred, que vous importent les Faust, les Manfred de théâtre ! Ce qui donne encore à réfléchir, c'est le fait qu'on mette ces personnages sur la scène. Qu'on représente les pensées, les passions les plus fortes devant des gens qui sont incapables et de pensées et de passion, mais qui sont capables d'ivresse ! Et qu'on emploie celles-là pour leur donner celle-ci ! Théâtre et musique employés comme un haschich et un bétel européen ! Hélas ! Qui nous racontera l'histoire complète des narcotiques !… c'est presque toute l'histoire de la « civilisation », de la civilisation qu'on appelle supérieure !
F. Nietzsche, Le gai savoir. Traduit par Alexandre Vialatte.

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