thomas bernhard
- Le contraire du jeu
- 31 mai 2020
- 1 min de lecture
[...] Très souvent je m'imaginais que le pont du chemin de fer s'effondrait, dans beaucoup de mes rêves j'ai encore aujourd'hui devant moi l'image du pont effondré, la catastrophe élémentaire de mon enfance. Les compartiments de première classe ne pendant qu'à un fil dans les eaux impétueuses de la rivière, auxquels sont accrochés uniquement des cadavres et des survivants qui se débattent et crient dans le vent de la catastrophe. Comme, dès ma petite enfance, d'une façon générale, mes rêves culminaient toujours en vision de villes éventrées, de ponts effondrés, de trains disloqués pendant dans l'abîme. Le pont du chemin de fer était l'œuvre architecturale la plus considérable que j'aie vue jusqu'alors. Si nous ne posons qu'un tout petit paquet de dynamite sur une seule des piles et que nous la fassions exploser, le pont tout entier s'effondrera inéluctablement, disait mon grand-père. Aujourd'hui je sais qu'il avait raison, il suffit d'un demi-kilo d'explosif pour faire s'effondrer le pont. L'idée qu'un petit paquet d'explosif de la dimension de notre bible familiale suffise pour faire s'effondrer ce pont qui avait bien plus de cent mètres de long me fascinait plus que tout. Cependant il faut une mise à feu à distance, disait mon grand-père, afin de ne pas sauter avec le pont lui-même. Les anarchistes sont le sel de la terre, disait-il sans cesse. J'étais fasciné aussi par cette phrase, c'était l'une de ses phrases coutumières dont je ne pus naturellement saisir que peu à peu toute la signification, c'est-à-dire la signification complète.
Thomas Bernhard, Un enfant. Traduit par Albert Kohn.

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