pär lagerkvist
- Le contraire du jeu
- 18 déc. 2020
- 2 min de lecture
[…] La grande ville cosmopolite et bruyante ne devenait jamais complètement réelle pour lui, il s'y promenait l'esprit absent, perdu dans ses pensées. Des hommes et des femmes de tous les pays et de toutes les races s'y coudoyaient, et un autre que Barabbas eût été fasciné par ce grouillement humain, par toute cette richesse, cette splendeur, par les bâtiments imposants et les temples consacrés aux dieux du monde entier, où les nobles se faisaient conduire dans de magnifiques chaises à porteurs dorées, pour s'y prosterner chacun devant son dieu, quand ils ne préféraient pas les magasins de luxe de la Via Sacra ou un des somptueux établissements de bain. Les yeux d'un autre auraient avec ravissement reflété tout cela. Mais ceux de Barabbas ne reflétaient rien, peut-être étaient-ils trop enfoncés. Ce qu'ils voyaient glissait devant eux comme ne les concernant pas. Non, il ne s'intéressait plus à ce monde. Il lui était devenu indifférent. Du moins le croyait-il.
Mais ce n'était pas tout à fait de l'indifférence, comme il pensait, puisqu'il le détestait.
Parmi les choses qui lui donnaient une impression d'irréalité figuraient aussi les nombreuses processions qui traversaient les rues avec leurs prêtres, leurs fidèles et leurs symboles sacrés. Cela lui produisait un effet bizarre, à lui qui n'avait pas de dieu, d'en rencontrer constamment et de s'écarter pour les laisser passer. Il se serrait contre les murs des maisons et, avec des yeux farouches, les regardait furtivement défiler. Un jour il en suivit une jusqu'à un temple étrange, qu'il n'avait jamais vu auparavant, et une fois entré, il s'arrêta comme les autres devant la statue d'une mère portant un petit garçon dans ses bras. Lorsqu'il demanda qui c'était, on lui répondit que c'était Isis, la hautement sacrée, avec l'enfant Horus. Mais ensuite on le regarda d'un air méfiant, cet homme qui ne connaissait pas le nom de la Sainte Mère. Un gardien du temple vint le chasser et, après avoir franchi les portes de cuivre, fit un signe rituel pour se protéger et protéger le temple contre l'intrus. Peut-être voyait-il que Barabbas avait été conçu et mis au monde dans la haine, une haine dirigée contre toute la création au ciel et sur la terre et contre le Créateur du ciel et de la terre.
Pär Lagerkvist, Barabbas.

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