le cerveau disponible
- Le contraire du jeu
- 10 déc. 2020
- 3 min de lecture

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Cette inflation de la consommation visuelle pourrait ne représenter qu'une certaine frénésie dans un domaine justement particulier de la consommation, mais quels en sont les effets ? C'est avant tout un trop plein qui fait le vide. Oui, voilà une expression bizarre ; mais a-t-on jamais connu auparavant un système susceptible de remplir un lieu pour le vider de ses qualités mentales naturelles ? Et, qui plus est, un lieu situé dans notre corps et considéré par tous comme essentiel bien qu'il ne soit jamais perçu physiquement. Ainsi, le flux d'images déversé dans nos yeux devient notre activité « spirituelle » tout en gardant l'apparence d'un spectacle inoffensif. Le sujet de ce spectacle est un leurre : il importe beaucoup moins que la circulation du flux d'images qu'il produit et qui, par son seul mouvement, occupe notre esprit pour le garder disponible au message impressionnant qui, de temps à autre, lui sera communiqué.
Tant qu'il est occupé par ce flot visuel dont l'invasion est continue, notre esprit ne le pense pas pour la raison qu'il n'a pas besoin de se représenter ce qui, tout en l'occupant, ne cesse pas d'être devant ses yeux. Il faut évidemment rappeler ici que le spectacle télévisuel est la seule activité humaine qui, pour débuter, n'exige comme seul effort que d'appuyer sur un bouton avant de suivre passivement la succession de ses images. L'effacement de tout effort préliminaire est la base de l'attrait de la télévision : il suffit de l'allumer et d'ouvrir les yeux. Cette situation replace peut-être l'esprit dans une position originelle : celle où il lui suffisait de voir pour être comblé... Sauf que, devant l'écran, il n'est plus dans la vision en cours de réflexion, mais dans l'abandon à un gavage visuel qui, tout au contraire, neutralise la réflexion.
Un ancien directeur de la chaîne de télévision la plus populaire fit un jour l'aveu devenu célèbre que son rôle était de créer du « cerveau disponible » pour les messages publicitaires de ses clients. Comment s'obtient cette disponibilité ? Par la circulation continue d'un flux d'images dont le mouvement entretient la passivité de sa réception. À cette mobilisation du système visuel, s'ajoute bien sûr celle du circuit auditif par des mots et des sons complétant la séduction ; mais cela suffit-il à expliquer la fabrication du « cerveau disponible » ?
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Toutes les œuvres créées jusque-là et dans tous les domaines étaient discrètement incomplètes : elles comptaient sur l'interprétation, l'imagination, donc l'intelligence pour atteindre leur achèvement. Le spectacle audio-visuel se suffit à lui-même parce qu'il est totalement figuré, totalement achevé quelle que soit sa qualité ou sa médiocrité. Qu'ils soient originaux ou banals, ses thèmes se valent pourvu qu'ils déclenchent une assimilation rapide et entretiennent un appétit de consommation. Tout cela est désormais bien connu et dénoncé même si la dénonciation, loin d'avoir un effet dissuasif et populaire, en est réduite à constater que l'image mouvante et augmentée de quelques bulles de discours sert maintenant de programme et de pensée politiques.
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Quand a surgi la comparaison entre travail à la chaîne et spectacle télévisé, j'aurais dû m'attacher au fait que l'un et l'autre entraînent une perte de l'autonomie individuelle, donc de l'engagement et de l'implication physiques qui font, depuis toujours, que l'invention passe par le corps. C'est ce lien entre l'intelligence et la main qui disparaît dans les techniques nouvelles. Une désincarnation est à l’œuvre qui, loin de favoriser, comme on le croyait autrefois, la spiritualité, tend à la faire disparaître. Il n'est plus question que de valeurs matérielles et, tandis qu'une faillite les menace, toutes les autorités annoncent au contraire leur retour, et qu'il sera sauveur. L'entretien de cette légende productiviste passe par une obstination suicidaire et une oppression d'une violence jusqu'ici inconnue qui détruit les équilibres naturels, le climat, la qualité de la nourriture, les acquis sociaux, les services publics, l'éducation. Il faut croire que ce saccage est indispensable à un progrès futur, donc rendre les cerveaux disponibles à cette « vérité ».
Bernard Noël, Le cerveau disponible. Les Éditions libertaires, 2015.
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