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la bénédiction du juif errant (suite)

  • Photo du rédacteur: Le contraire du jeu
    Le contraire du jeu
  • 30 mai 2021
  • 3 min de lecture

Les Juifs sont plus anciens que le concept de « nation ». Depuis qu'ils ont quitté le ghetto, ce fait leur est tellement étranger qu'ils ont même cherché à s'octroyer, par le sionisme, une « nationalité » selon les modèles modernes. C'était à coup sûr, contre le chauvinisme des nations modernes, une mesure nécessaire et donc saine, mais malheureusement en aucun cas suffisante. Le sionisme ne peut jamais devenir une mesure suffisante, non seulement pour des raisons immatérielles, mais parce qu'entre la mission des Juifs qui consiste à donner Dieu au monde, et leur besoin de posséder leur propre pays, il y a une énorme contradiction. Ce n'est pas leur faute. Le Messie se fait longtemps attendre, il faut devenir un peuple pour s'assimiler aux formes nationales des autres. Et l'immense tragédie des Juifs ne réside pas seulement dans les persécutions qu'ils subissent, mais aussi dans le fait qu'ils n'imaginent provisoirement qu'une seule voie de salut : devenir aussi petits que les autres. Ils avaient été éparpillés dans le monde pour répandre le nom de Dieu. Au lieu de cela, ils ont oublié Dieu et doivent maintenant recourir à une nationalité géographiquement limitée. Dans ce « retour au foyer » des Juifs, il y a peut-être plus de tragique encore que dans leur dispersion. Ils ont oublié que les nations modernes sont une mode qui date à peine de cent ans, conséquence immédiate des Lumière et du développement des sciences naturelles, et tout aussi éphémères que les autres modes. Eux-mêmes, les Juifs, zélés et hardis comme ils le sont, novarum rerum cupidissimi*, ont ouvert la voie à cette mode. Après avoir ardemment combattu pour les droits des nations, ils doivent maintenant encourir le reproche d'être cosmopolites. Ils ne le sont malheureusement pas. Et comme nous aurions besoin maintenant de quelques millions de cosmopolites ! Nous avons trop de nations barbares ! La seule puissance universelle dans ce triste monde, l'Église, se voit, ou plutôt se croit forcée de confirmer indirectement le nationalisme par des concordats**. L'internationale prolétarienne est, on le voit, sans avenir. Maintenant, les Juifs trahissent aussi l'idée d'une humanité universelle. Mais ils ne considèrent pas cela comme une trahison. Alors qu'en revanche renoncer à posséder le même passeport que les Allemands du Reich leur semble une ignominieuse trahison.

Quelle honte, de n'appartenir à aucune nation ! En quoi consiste exactement la honte ? Un enfant naturel n'a plus honte d'avouer qu'il ne sait pas à quelle famille il appartient. Pourquoi faut-il avoir honte si l'on vous reproche de ne pas avoir de vraie patrie ? N'est-il pas plus honorable d'être un humain (ou un chrétien) qu'un Allemand, un Français, un Anglais? Rester ainsi entre toutes les races me semble plus agréable que de s'enraciner en l'une d'elles – pour la seule raison, déjà, qu'il est alors plus facile de s'élever au-dessus des races. Et peut-être y a-t-il là aussi un des motifs de l'antisémitisme : c'est la jalousie du prisonnier pour qui la liberté des autres est un supplice. Les détenus font de leur détresse une vertu et déclarent que leur cellule est un paradis. L'être humain n'est pas un arbre. Les Allemands ont une manière insensée de dégrader leurs héros en les comparant avec le célèbre chêne. L'être humain n'est justement pas un chêne. Le chêne est prisonnier et l'homme est libre. Pis encore, un homme qui s'abrite de l'orage sous un chêne court le risque d'être frappé par la foudre. Dieu a donné des jambes et des pieds à l'homme pour qu'il parcoure la surface de la terre qui est sienne. L'errance n'est pas une malédiction, mais une bénédiction.


* « Très avides de nouveautés ».

**Le concordat entre le Vatican et le régime nazi fut signé le 20 juillet 1933. Pie XI voyait en Hitler un défenseur de la foi, en lutte contre le communisme. La caution du pape valut à Hitler une précieuse reconnaissance internationale.


Joseph Roth, Die Wahrheit (Prague), 30.8.1934.


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