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la bénédiction du juif errant

  • Photo du rédacteur: Le contraire du jeu
    Le contraire du jeu
  • 18 mai 2021
  • 4 min de lecture

Pour la première fois depuis leur émancipation, les Juifs allemands subissent une humiliation meurtrière, comparée à laquelle les persécutions endurées au Moyen Âge peuvent être qualifiées d'anodines, et les pogroms dans la Russie tsariste, les manifestations antisémites dans la nouvelle Pologne, sont presque des preuves de sympathie envers les Juifs. Les Juifs établis en Allemagne avaient accordé trop de crédit moral aux Allemands. Les Juifs sont facilement enclins à juger un peuple d'après son génie. En effet, les Juifs aiment lire. Ils sont le peuple des livres. Ils jugent aussi les autres peuples d'après les livres que ceux-ci ont produits. Ils voyaient dans les Allemands la nation de Lessing, de Herder, de Goethe. La question de savoir si les nations ont le droit d'être fières de « leurs » génies peut fort bien être discutée ; mais en ce qui concerne l'Allemagne, on voit avec une clarté effrayante que ses génies et ses talents y paraissent des malheureux fourvoyés ou bannis, méprisés par la patrie qu'à leur tour ils dédaignent. Le génie allemand ne se sent nullement chez lui en Allemagne. Il y a des exemples connus. Les génies jouent en Allemagne presque le même rôle que les Juifs. Dans les villes prussiennes, les rues principales portent les noms de généraux, et des tartes celui de Goethe. Il y a une rue Kleist à Berlin, mais elle est dédiée à un général Kleist, non à l'unique génie littéraire que le Prusse ait produit. Les Juifs vivaient loin des officiers, fonctionnaires, nobles et paysans allemands. Ils ne côtoyaient que des livres allemands. Il est touchant de voir avec quelle confiance aveugle ce vieux peuple sceptique, qui se méfia de ses prophètes et tourna Jésus-Christ en dérision, posa comme principe fondamental que les allemands sont le peuple de Goethe – sans plus ample informé. Même les chefs d'armée à l'esprit bouché, au sens propre du mot, prenaient aux yeux des Juifs un éclat goethéen. Je connais un collègue juif, un jeune écrivain, qui a dédié un de ses livres à Hindenburg. C'était une semaine avant Hitler. Le président sénile répondit par l'instauration du IIIe Reich et l'autodafé des auteurs juifs. L'année Goethe, en Allemagne, a ressemblé à une course des Six-Jours prolongée. Ce qui de tout Schiller est resté le plus vivant en Allemagne, c'est le « col Schiller¹ » ; de Nietzsche, la surhumanité mal comprise et mal employée ; de Fichte, le père Jahn² ; de Kant, un commandement militaire ; de l'église Saint-Paul³, le journal la Frankfurter Zeitung ; de la Révolution, les Mémoires du préfet de police socialiste Grzesinski ; de le Réforme, la croix gammée. C'est cela l'Allemagne. Les Juifs ne le voyaient pas. Ils continuent à ne pas le voir. Enchaînés depuis des générations aux classiques allemands et, dans les trente dernières années, aussi au commerce allemand, bons serviteurs et contribuables loyaux, ils espéraient certainement pouvoir avec le temps monter du grade de sergent à celui de lieutenant – la noble âme germanique ne pourrait pas s'empêcher plus longtemps de les reconnaître ! – Quels optimistes insensés, ces Juifs allemands ! Tout en attendant la complète égalité des droits, pour passer le temps ils participaient à la Première Guerre mondiale, créaient des œuvres philanthropiques, tâchaient « d'éclairer » ce peuple dont ils croyaient qu'il pouvait vivre sans églises (comme si les Allemands étaient également des Juifs au passé cinq fois millénaire, dont chacun porte Jéhovah dans son cœur même s'il nie l'existence de Dieu), fondaient des sociétés de bienfaisance pour les veuves, les orphelins, les infirmes, les pauvres, sans distinction de religion.

Ah, les malheureux ! Ils ont semé des bienfaits, « lumières », démocratie, socialisme, et ils ont récolté des croix gammées ! Mais obstinés comme ils le sont depuis maintenant 4000 ans, peuple à la tête baissée et à la nuque raide, ils refusent d'avouer leur erreur. Ils sont les éternels patriotes. La dignité est une vertu rare en ce monde. Il ne faut pas trop en vouloir aux Juifs. Mais il faut les mettre en garde ! Il y a un point à partir duquel leur fidélité ridicule et obstinée envers les assassins et les bandits des pays dont ils sont les hôtes, éveillera de la méfiance envers eux-mêmes.

On les sommera bientôt – et avec raison – de retourner aux eaux souillées de sang de l'Elbe et du Rhin. Certes, on est en général d'accord pour respecter la fidélité de l'individu à sa patrie. Mais une patrie où le meurtre est la loi est mise au ban du monde – et celui qui reste fidèle est également proscrit. Comme ils étaient sincères, les Juifs du tsar et les Juifs polonais, quand ils se sont enfuis ! Eux aussi, ils aimaient les pays où ils étaient nés ! Mais ils ont en général une idée plus précise de la relativité de la relation de l'individu et de l'État, c'est-à-dire : de la « patrie », et de la dignité de l'homme accablé par les coups. Avant tout, ils n'ont pas le besoin malsain de prouver qu'ils sont à cent pour cent « nationaux ». Ils ne nient pas leur origine, mais ils ne répriment pas non plus des sentiments légitimes – ce qui nous paraît encore plus déshonorant que de renier la terre de sa naissance.

Joseph Roth. 1934. Une heure avant la fin du monde. Éditions Liana Levi, 2003.


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