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il faut cesser de parler de mystagogie ou d'occultisme à propos des poèmes de gérard de nerval...

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    Le contraire du jeu
  • 8 juin 2020
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 2 avr. 2023

EXTRAITS D'UN PROJET DE LETTRE D'ANTONIN ARTAUD À GEORGES LE BRETON JAMAIS ENVOYÉE :


Rodez, 7 mars 1946


(...en réponse à deux articles de celui-ci parus dans la revue FONTAINE n°44 et 45, été et octobre 1945, intitulés respectivement « La clé des Chimères : l'Alchimie » et « L'Alchimie dans AURÉLIA : les Mémorables »)


[…]

Je veux dire que la preuve du sens des sens des Chimères ne peut pas être faite par la Mythologie, l'alchimie, les tarots, la mystique, la dialectique ou la sémantique des psychurgies, mais uniquement par la diction. Tous les vers ont été écrits pour être entendus d'abord, concrétisés par le haut plein des voix, et ce n'est même pas que leur musique les éclaire et qu'ils puissent alors parler par les modulations simples du son, et son par son, car ce n'est que hors de la page imprimée ou écrite qu'un vers authentique peut prendre sens et il y faut l'espace du souffle entre la fuite de tous les mots. Les mots fuient de la page et s'élancent. Ils fuient du cœur du poète qui pousse leur force d'intraduisible assaut. Et qui ne les retient plus dans son sonnet que par le pouvoir de l'assonance, sonner dehors dans un costume identique mais sur une base d'inimitié. - Et cela les syllabes des vers, des vers si durs à enfanter des Chimères, le disent, mais à condition d'être de nouveau et à CHAQUE lecture, EXPECTORÉES. - Car c'est alors que leurs hiéroglyphes deviennent clairs. Que toutes clefs de leur soi-disant occultisme s'éteignent dans les replis rendus inutiles et néfastes de la matière du cerveau. Car ils ne sont hermétiques, ces vers, que pour qui n'a jamais pu supporter un poète et par haine de l'odeur de sa vie s'est réfugié dans le pur esprit.

[…]

Car Gérard de Nerval n'aurait pas souffert de la vie si la vie n'avait été mise en symboles, découpée en homonculi d'astral dans des marmites, et si ces symboles et allégories d'êtres, par le RITUEL de l'alchimie désespérés et refoulés, n'avaient d'autre part été mis hors semences, hors cette graine de tumeurs et semences qui dans la vie réelle aboutit à la syphilis ou à la peste, au suicide ou à la folie.

[…]

Je n'ai jamais pu supporter qu'on tripote les vers d'un grand poète du point de vue de la sémantique, de l'histoire, de l'archéologie ou de la mythologie -

les vers ne s'expliquent pas,

mais en ce qui concerne Gérard de Nerval et surtout les poèmes des Chimères cela me paraît un péché capital.

Car la première transmutation alchimique qui s'opère dans le cerveau d'un lecteur de ses poèmes est de perdre pied devant l'histoire, et le concret des souvenirs mythologiques objectifs, pour entrer dans un concret plus valable et plus sûr, celui de l'âme de Gérard de Nerval lui-même, et d'oublier de ce fait l'histoire et les mythologies et la poésie et l'alchimie.[…]

La poésie est une innervation magnétique du cœur, dont l'être de Gérard de Nerval a tenu toute sa vie une caverne, l'une des principales cavernes émettrices d'un vide où se refait toute poésie. Pas un des poèmes des Chimères qui ne font penser aux affres physiques d'un primitif enfantement. Et je ne crois pas, moi, que la SCIENCE de ses poèmes lui soit venue de ses recherches dans le domaine Mythologique ou alchimique, ni que la réalité dialectique des personnages fabuleux qu'il évoque puisse parvenir d'un point de vue quelconque à les élucider, à les situer dans un trajet métaphysique, voire si l'on veut à les JUSTIFIER devant la perception.

Le trajet métaphysique des poèmes de Gérard de Nerval n'est pas celui des grandes fables mythiques ni de la symbolique, elle-même d'ailleurs terriblement évasive, quoique pas encore assez, de l'alchimie ; je veux dire que pour les alchimistes la manière de réaliser le grand Œuvre est négative, elle échappe par nature à l'emprisonnement dans une idée ou dans un terme et n'évoque jamais que des états ou des faits neufs et jusque-là jamais produits et qui ne peuvent ressembler à rien d'ancien ou de connu ; et si chaque poème de Gérard de Nerval est comme l'explosion d'un être du Grand Œuvre, il l'est, cet être, beaucoup mieux et à plus juste titre que toutes les conquêtes de l'alchimie RÉELLE. Laquelle, je crois, n'a jamais en fait existé.

Car dans l'histoire, l'alchimie comme le reste n'est plus que l'abécédaire d'un nombre aujourd'hui déterminé d'avortement scientifique, un formulaire non entièrement catalogué, et qui d'ailleurs ne peut pas l'être, mais qui le devient quand on en parle, d'opérations auxquelles l'homme ne peut pas viser sans crimes, et dont seuls de très rares grands poètes comme Baudelaire, Edgar Poe, Rimbaud, Lautréamont et surtout Gérard de Nerval nous ont restitué l'équivalent. Et dans l'alchimie de l'histoire elles ne sont que la cuisine maintenant périmée de la sémantique d'un rituel.

[…]

Il faut cesser de parler de mystagogie ou d'occultisme à propos des poèmes de Gérard de Nerval, il faut cesser de s'adresser à une Kabbale des nombres, et de leurs formes, à une symbolique historique des fabulations affectives, à une sémantique déjà existante des sentiments et de leurs formes, à une dramaturgie typifiée par d'autres de la conception et des idées.

[…]

Mais à travers cette sombre histoire qui fut son âme, tenue depuis les temps par les tarots de l'histoire ou les alambics de l'alchimie, n'oublions pas que Gérard de Nerval est mort pendu, qu'il s'est lui-même pendu au petit matin à un réverbère, et que le suicide ne peut pas être autre chose qu'une protestation contre une emprise et je crois bien que c'est celle du temps, non du côté où le temps est le temps qui nous suit dans la vie présente, mais de celui où la vie présente s'insurge contre la présence de l'éternité. Cette présence éternelle d'une bête dans le ventre copieux de laquelle vivent toujours les tarots de l'histoire et les alambics d'une alchimie périmée.

[…]

Devant la Mythologie ou les Tarots Gérard de Nerval a retrouvé ses propres sources et les histoires des plus hautes fables pâlissent devant les coups de bombe du Desdichado, d'Horus, d'Antéros, de Delfica, d'Artémis. Ces coups de bombe sont à double sens et ils ne sont à mes yeux hermétiques que pour qui croit encore à Hermès, à la psychurgie, à l'occultisme, ou à la messe des mystagogies.

Car les poèmes de Gérard de Nerval sont très clairs et il n'est rien dans toute la poésie depuis les temps écrite qui repousse l'arcane obscur, l'obscurité des clefs occultes, l'obscurité des clefs par la jalousie (du saint-esprit) de tout l'esprit inscrites sur la CARENCE de notre charnelle humanité, de cette humanité.

La chair de l'humanité souffre, c'est entendu, mais de s'être laissée tomber en carence devant la peine de la clarté.

[…]

Éclairer l'insistante ténèbre comme je dirais si j'étais Mallarmé, mais je dirai comme Antonin Artaud que je suis, l'insistance de ces ténèbres qui montent autour de ma volonté d'exister.

Photo de Denise Colomb, 1947.

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