il existe beaucoup d'industries prêtes à profiter de la vulnérabilité physique des enfants
- Le contraire du jeu
- 15 oct. 2020
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[…] il existe beaucoup d’industries prêtes à profiter de la vulnérabilité physique des enfants ; mais le mot-clef pour la compréhension de l’enfance moderne est, plus encore que la santé, le bonheur. Nous ne sommes enfants qu’une seule fois, voilà tout. Les enfants doivent être la vivante incarnation du bonheur (les enfants boudeurs, troublés ou inquiets déplaisent d’emblée: ils font mentir le mythe). C’est le devoir des parents de donner à leur enfant une enfance dont il aura d’heureux souvenirs (balançoires, bassins gonflables, jouets, campings, réceptions d’anniversaires, etc.). C’est l’âge d’or dont l’enfant se souviendra lorsqu’il grandira pour devenir un robot comme son père.
[…]
L’un des plus importants bastions de ce mythe du bonheur est la ségrégation, poursuivie avec rigueur, qui sépare les enfants du reste de la société ; l’exagération de leurs traits distinctifs en a presque fait, ce qui était voulu, une race différente. Nos parcs sont la parfaite image de notre société et de sa ségrégation des âges : terrain de jeux pour ces «tendres intouchables » que sont les mères et les jeunes enfants (on y trouve rarement quelqu’un d’autre, comme si un tabou l’interdisait), piscine ou terrain d’athlétisme pour les plus grands, talus ombreux pour les jeunes couples et les étudiants, et des bancs pour vieilles personnes. Toute la vie de l’individu est soumise à cette ségrégation. On a très peu de contacts avec les enfants une fois que ses propres enfants ont grandi. À l’intérieur de l’enfance d’ailleurs, il existe, nous l’avons vu, de rigides cloisonnements, si bien qu’un enfant se sentira gêné si on le voit en compagnie d’un enfant plus jeune que lui (« Pot de colle ! Pourquoi ne vas-tu pas jouer avec ceux de ton âge ? »). Il passe toute sa vie scolaire, qui à notre époque dure assez longtemps, avec des camarades plus jeunes ou plus âgés que lui d’un an ou deux au maximum. Dans les écoles, la gradation est de plus en plus sévère, et se marque par un système complexe de promotions et de sections ; depuis quelque temps on voit même souvent des sections dans les maternelles et les jardins d’enfants. Ainsi, lorsqu’un enfant a grandi et qu’il est en âge de se reproduire, il n’a absolument aucun contact avec les adultes – à l’exception de ceux du petit groupe auquel il appartient – et il n’a aucun contact non plus avec les enfants. En raison du culte de l’enfance, il se souvient à peine de la sienne, souvent tout à fait « bloquée » dans sa mémoire. Déjà, lorsqu’il était petit, il a peut-être tenté de se couler dans le moule créé par le mythe, croyant que tous les autres enfants étaient plus heureux que lui. Plus tard, devenu teenager, il s’est abandonné à une sorte de gaieté désespérée, cherchant à tout prix à « s’amuser », dans l’esprit de : « On n’est jeune qu’une seule fois » – alors qu’en réalité l’adolescence est une période horrible à traverser. (Mais la véritable jeunesse ne se préoccupe pas de l’âge – « Donner la jeunesse aux jeunes, c’est du gaspillage ». La véritable jeunesse s’exprime par une spontanéité réelle, exempte de cette conscience de soi. Faire de cette manière des réserves de bonheur, en prévision du temps où l’on n’en aura plus, est une idée que seule la vieillesse peut concevoir). Dans une telle absence de contact avec la réalité de l’enfance, chaque jeune adulte est mûr pour entourer les enfants de la sentimentalisation qu’il méprisait probablement lui-même, lorsqu’il était petit. Il se forme donc un cercle vicieux : les jeunes adultes rêvent d’avoir eux-mêmes des enfants, pour tenter désespérément de combler le vide causé par leur séparation artificielle d’avec les jeunes ; pourtant, ce n’est que plus tard, lorsqu’ils se noient dans des problèmes de grossesse, de pouponnage et d’école, dans le favoritisme et les disputes, qu’ils sont forcés de voir, pendant quelques temps, que les enfants sont humains comme nous tous. Parlons donc de l’enfance telle qu’elle est en réalité, et non telle qu’elle apparaît dans la tête des adultes. Il est évident que la prospérité débordante du mythe de l’enfance s’explique parce qu’il répond aux besoins non des enfants, mais des adultes. Dans une civilisation où les individus sont aliénés, il est difficile de mettre fin à une croyance qui affirme que chacun a, au moins une fois dans sa vie, une période heureuse, dépourvue de toutes corvées et de tous soucis. Puisque cette période merveilleuse n'est visiblement pas la vieillesse, c’est donc qu’on l’a déjà vécue. Voilà qui explique le brouillard de sentimentalité qui noie toute discussion à propos de l’enfance ou des enfants. Chacun voudrait voir en eux la réalisation de son propre rêve intérieur.
Shulamith Firestone, Pour l'abolition de l'enfance, traduit de l'américain par Sylvia Gleadow, Tahin Party, 2016.
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