contre l'occultisme
- Le contraire du jeu
- 24 mai 2020
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Dernière mise à jour : 24 nov. 2024
Extraits tirés d'un ensemble de cinq lettres envoyées par Antonin Artaud à André Breton après la fameuse « séance du Vieux-Colombier » en 1947 :
[Vers le 1er mars 1947.]
Cher ami,
[…]
je me suis tout d'un coup rendu compte que l'heure était passée de réunir des gens dans un théâtre MÊME pour leur dire des vérités et qu'avec la société et son public il n'y a plus d'autre langage que celui des bombes, des mitrailleuses, des barricades et de tout ce qui s'ensuit.
Mais comment après cela, André Breton, et après m'avoir reproché d'apparaître dans un théâtre, m'invitez-vous à participer à une exposition dans une galerie d'art, hyper-chic, ultra-florissante, retentissante, capitaliste (eut-elle ses fonds dans une banque communiste) et où toute manifestation quelle qu'elle soit ne peut plus avoir que le caractère stylisé, limité, fermé, fixe, d'une tentative d'art.
Dans une galerie on vend de la peinture, on achète des tableaux, c'est un comptoir comme le comptoir des Jésuites aux Indes ou celui de Lally-Tollendal,
les objets exposés sont mis en caisse (au cercueil) ou en vitrines, dans des couveuses, ce n'est plus la vie ;
tout le snobisme s'y donne rendez-vous comme hélas ! À l'Orangerie il s'est donné rendez-vous devant Van Gogh qui eût mérité un bien autre sort.
Car rien qui mette par terre la cosmographie, l'hydrographie, la démographie, la science des éclipses, des équinoxes et des saisons comme une peinture de Van Gogh.
Non, je ne puis absolument pas participer à une exposition, et surtout dans une galerie,
d'autant plus qu'il y a dans votre projet une dernière chose qui m'a soulevé d'horreur.
Ce parallélisme de l'activité surréaliste avec l'occultisme et la magie.
- Je ne crois plus à aucune notion, science ou connaissance et surtout pas à une science cachée.
De la nature et des choses j'ai mon idée personnelle, et elle ne ressemble en rien à celle de qui que ce soit et je n'admets pas que des civilisations, des nations, des religions et des cultures viennent m'emmerder avec leurs conceptions et viennent me dire : Voilà sur la nature profonde du chaos et de la cacophonie, de l'injustice et du crime du créé, ce qui a été trouvé par tes pères les pitris et ce qui est, pense sous le carcan du Zodiaque à 12 maisons.
(Car pourquoi pas 13 ou 19 et pourquoi des maisons et pas des dépotoirs de chiotes, des gouffres d'évanouissement.)
J'ai mon idée à moi de la naissance, de la vie, de la mort, de la réalité, et de la destinée, et je n'admets pas qu'on m'en impose ou m'en suggère aucune,
car je ne participe à aucune des idées générales sur lesquelles je pourrai avoir avec un autre homme que moi l'occasion de me rencontrer.
Vous avez donc séparé cette exposition en 15 salles, avec dans chacune un autel, sur le modèle, dites-vous, des cultes Vaudou ou Indien,
et figurant les 15 degrés ou étapes d'une intégrale initiation.
C'est ici que toute ma physiologie se rebelle car je ne vois pas qu'il y ait au monde quelque chose à quoi on puisse être INITIÉ.
Toute expérience est résolument personnelle,
et l'expérience d'un autre ne peut servir hors lui à qui que ce soit sous peine de créer ces poudroiements sordides d'alter ego qui composent toutes les sociétés vivantes et où tous les hommes sont frères en effet parce qu'assez lâches, assez peu fiers pour se vouloir chacun sortis d'autre chose que d'un même et identique con,
d'une similaire conasse,
de la même, irremplaçable et désespérante conerie,
dont on a vite fait de faire le tour puisque tout le monde est de naissance forcé de penser la même chose sur le plus grand nombre de points.
Beau moyen d'ailleurs de perdre le réel authentique, l'universel, pour se confiner dans la connaissance d'un particularisme de castrats et de cuistres qui est le fait d'un nombre très limité d'individus.
Outre que je pense qu'il n'y a pas de réalité universelle, pas d'absolu à connaître, et à quoi il faille être amené, c'est à dire initié.
Les initiations n'ont jamais abouti qu'à nous renfermer dans ces ignobles ersatz yo ana
ka nemkon
nestrura
kom nestrura
kahuna
d'explicitation d'une mécanique cosmique qui n'existe pas, et de révélation d'un soi-disant secret de polichinelle enfoui jalousement sous les défécations de quelques solennels esbrouffeurs qui n'ont vécu que de leur mensonge et de la naïveté des gogos qui les suivaient.
Il n'y a pas de cosmos et chaque homme est son monde à lui tout seul,
à lui donc à s'y initier en le faisant vivre, c'est à dire en le créant, du bras, de la main, du pied et du souffle de sa personnelle et inexpugnable volonté.
Qui ne veut pas s'initier à lui-même ce n'est pas un autre qui l'initiera.
Et il n'y a un soleil, une lune et des étoiles que parce que tout le monde s'est prêté sur ce point de la lumière universelle aux conceptions de cette phénoménale gouape nommée dieu, au lieu de faire comme dans le monde vrai où chacun s'éclaire lui-même de lui-même, comme Van Gogh pour peindre la nuit avec son chapeau à 12 bougies. C'est que tout le monde a mieux aimé flemmarder et se faire sans travail éclairer par le bénéfice du viol de ce consortium de cuistres,
le démiurge et ses assesseurs.
[…]
Nul ne m'initiera sur rien,
1° parce qu'il s'agit de moi, et que sur moi j'en sais plus que quiconque,
2° parce qu'en dehors de moi il n'y a rien que d'autres hommes avec ou pas de moi,
mais pas de nature, pas de cosmos, pas de principes, pas d'essences, pas de vérités générales, pas de fondements universels à un être des choses, qui n'existe pas.
Nul homme n'a sur le plan de la vie
et pour se rencontrer avec un autre le truchement d'une idée, notion ou perception commune.
C'est arbitrairement qu'on a créé des sensations, sentiments, émotions, et notions passe-partout qui font que quand on prononce le mot d'amour, d'honneur , de liberté, de vérité tout le monde croit se comprendre et penser la même chose alors qu'il n'y a rien qui sépare plus un homme d'un autre homme que les notions
d'amour, d'honneur, de liberté ou de vérité.
C'est ainsi que je ne crois pas qu'il y ait un monde occulte ou quelque chose de caché au monde, je ne crois pas qu'il y ait sous le réel apparent des étages enfouis et refoulés de notions, de perceptions, de réalités, ou de vérités.
Je crois que tout et l'essentiel surtout fut toujours à découvert et en surface et que cela a coulé à pic et au fond parce que les hommes n'ont pas su et pas voulu le maintenir.
C'est tout.
L'occulte est né de la paresse, mais n'en est pas devenu occulte, c'est-à-dire irrévélable, pour cela.
[…]
Non, il n'y a pas d'occultisme et pas de magie, pas de science obscure, pas de secret caché, pas de vérité irrévélée, mais il y a l'effarante dissimulation psychologique de tous les tartuffes de l'infamie bourgeoise, de tous ceux qui ont eu à la longue Villon, Edgar Poe, Baudelaire, et surtout Gérard de Nerval, Van Gogh, Nietzsche, Lautréamont,
et qui auraient pu avoir aussi Coleridge si celui-ci n'avait commis la lâcheté insigne de se soumettre, pieds et poings liés, à eux.
Antonin Artaud.
Ω
[Ivry, 1er ou 2 mars 1947.]
Bien cher ami,
[...]
J'ai avec le temps acquis une épouvantable horreur pour tout ce qui touche à la magie, à l'occultisme, à l'hermétisme, à l'ésotérisme, à l'astrologie, etc., etc.,
non seulement je n'y crois pas mais ma haine de la société humaine ne connaît plus de bornes, quand je vois l'inénarrable fatras de toutes les erreurs, de toutes les fausses croyances, de tous les sophismes, de tous les puffismes, de toute la scintillante esbrouffe avec laquelle tels individus particuliers, telles sectes, tels rassemblements d'individus veulent me faire croire qu'ils ont capté et manient des secrets vitaux, qu'ils détiennent des mondes de phénoménales vérités, alors qu'ils n'ont tous jamais manié que du vent sous le couvert de ce sordide illusionisme humain qui leur fait croire que quelque chose peut être, et qu'il y a quelque chose,
et que de ce qui est
quelque chose
inéluctablement doit se déduire
à quoi par l'un des côtés de moi-même je serais nécessairement et inéluctablement assujetti.
[...]
Antonin Artaud.
Ω
Ivry, 24 mars 1947.
Cher André Breton,
[…]
tout ce qui représente une intégration de l'abominable esprit humain autour de la foi, et de la croyance en quelque chose, de l'illusion enracinée de quelque chose, je ne sais quel au-delà immédiat contenu dans la magie, les initiations, l'occultisme, où depuis des siècles prolifère sordidement tout ce qui me fut ennemi et que je n'ai cessé par tous les moyens et de tous les côtés de combattre, cette action tartuffe de la conscience de masse réfugiée derrière des rites exotériquement destitués et qui manœuvre de plus en plus souterrainement contre ma LIBERTÉ propre, et, si vous voulez, notre LIBERTÉ commune, en vue d'un maintien d'un certain nombre de cadres aussi invisibles qu'éculés dans leur noire insipidité. - Je n'ai jamais supporté l'idée d'initiation parce que je n'ai jamais cru qu'il y ait quelque chose au fond ou au bout de quoi que ce soit, qui vaille la peine qu'on y tende ou qu'on l'atteigne, et surtout qu'on se décarcasse pour l'atteindre, c'est une étrange idée bien niaisement humaine qui fait voir comme un sommet du monde (ou des mondes) quoi le monde ? quoi les sphères des mondes ? (et assez avec ce catéchisme du créé ou de l'incréé), avec ces ratiocinations philosophiques ou dialectiques sur la nature, prépuce, hymen, non-être, possibilité, ou avec les totems qui les ignorant, et sans le dire, visent tout de même à les représenter. - Assez avec cette terrorisante pédagogie d'un occulte depuis toujours entre les mains de ceux qui avec l'esprit le pensèrent (les soi-disant Instructeurs, les Maîtres) mais furent par « essence » et « principe » incapables de vivre une réalité cent fois plus effarante que lui, parce qu'elle se vit avec le corps et non avec la conscience, et sur laquelle n'importe quel mineur, n'importe quel puisatier, n'importe quel égoutier, n'importe quel vidangeur, n'importe quel ouvrier d'usine, et aussi n'importe quel aphasique, n'importe quel tabétique, n'importe quel paralytique général, n'importe quel syphilisé auraient long à leur apprendre, car les fameux voyages de l'âme à travers les sphères, ou de l'esprit dans un inconscient réprimé et refoulé se passent dans un pays qui n'a jamais existé et où n'ont jamais vécu et passé que des lâches, incapables de se colleter avec le stupre des objets. C'est la peur du réel qui a fait naître les initiations, comme si on était capable d'atteindre avec l'esprit une expérience uniquement basée sur le supplice minutieux et détaillé du corps, non dans la mort mais dans la vie, non dans l'irréel mais dans la matière, non dans l'hypothermie du rêve, mais dans la fièvre d'une douleur éveillée, non dans les déliquescences d'un surréalisme psychique, mais dans les traumatismes corporels d'une vie qui aura su se bousculer suffisamment elle-même pour éclater enfin en surréalité. Car si le surréalisme n'était pas réel, à quoi bon ? Mais même avec cela, assez. Je ne supporte plus l'art sous aucun aspect, l'art, ce qui n'est pas un coup, une merde, un carnage, une bataille, un définitif coup de balai.
Antonin Artaud.
Ω
Ivry, 23 avril 1947.
Cher André Breton,
[…]
Il y a dans votre projet une espèce de soumission aux rites initiatiques qui sont ce qu'au monde j'abomine le plus.
C'est par l'occulte sous-jacent au reste que l'homme depuis les temps a été tenu dans les fers, et que nous n'arrivons pas à retrouver les libertés élémentaires de pensée dont nous aurions le plus besoin-
moi, voilà 50 ans que je suis prisonnier de l'occulte,
et voilà 10 ans que je le sais,
et de là mon malheur.-
[…]
C'est par MAGIE que les abominables institutions qui nous enserrent :
patrie, famille, société, esprit, concepts, perceptions, sensations, affects, cœur, âme,
science,
loi, justice, droit, religion, notions, Verbe, langage,
sont maintenues, car en réalité elles s'en vont, ne correspondent à plus rien de réel.
La réalité humoristique des poètes, que les circonstances elles-mêmes ont fait virer au noir
ricane
sous ce grotesque soufflé au fromage de toutes parts pourri de rats.
Mais ça ne suffit pas.
[…]
Antonin Artaud.

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