c'est à l'école que l'on cimente la répression
- Le contraire du jeu
- 17 oct. 2020
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RÉPRESSION PAR L'ÉDUCATION.
C’est à l’école que l’on cimente la répression. Les quelques illusions de liberté qui pouvaient subsister sont maintenant rapidement effacées. Toute activité sexuelle comme toute manifestation physique d’expansivité est interdite. C'est la première fois que les jeux sont aussi lourdement contrôlés. Le bonheur de jouer, naturel chez les enfants, est maintenant soumis à cooptation, afin (en les réprimant) de mieux les intégrer à la société. (« C’est Larry qui a fait le plus joli dessin. Comme il est gentil ! Ta maman sera fière de toi ! ») Il est vrai que dans quelques écoles libérales, de bons professeurs essaient, à tous les degrés, de trouver des sujets et des activités qui intéressent réellement les enfants. (La classe est plus facile à tenir de cette manière.) Mais comme nous l’avons vu, la structure répressive et ségrégationniste des classes elles-mêmes suffit pour que tout attrait naturel pour l’étude serve finalement l’intérêt essentiellement disciplinaire de l’école. De jeunes professeurs, épris de leur travail et pleins d’idéal lorsqu’ils étaient entrés dans le système, s’élèvent brusquement contre lui ; et désespérés, beaucoup d’entre eux abandonnent. S'ils avaient oublié à quel point l’école avait été pour eux une prison, voilà qu’ils la retrouvent inchangée. Bientôt, ils se voient forcés d’admettre que, s’il existe des prisons libérales et d’autres qui le sont moins, par définition ce sont toutes des prisons. L’enfant est obligé d’en passer par là ; mais les faits démontrent que de lui-même, il ne choisirait jamais d’y aller (« L’école est finie, l’école est finie, les cahiers au feu, la maîtresse au milieu ! »). Des éducateurs éclairés ont conçu des systèmes entiers d’activités dirigées, ayant en elles-mêmes suffisamment d’intérêt pour séduire les enfants et leur faire accepter l’école. Mais ces systèmes ne pourront jamais être pleinement satisfaisants : une école qui n’existerait que pour répondre à la curiosité des enfants selon leurs propres goûts et qui serait dirigée comme ils l’entendent, serait une contradiction en soi. Comme nous l’avons vu, la raison d'être de l'école moderne est l'exercice de la répression.
L’enfant passe la plus grande partie de ses heures d’activités au sein de ces structures coercitives, ou chez lui, à faire les devoirs qu’elles imposent. Le peu de temps qu’il lui reste est souvent absorbé par les occupations et les obligations familiales. Il est contraint d’assister à des discussions sans fin ou, dans certains milieux « libéraux » , à des « conseils de famille ». Il doit être aimable avec les cousins, se rendre au service religieux (que d’heures de prières subies à contrecœur !). S’il a encore quelques instants, du moins dans nos classes moyennes modernes, on le « supervise » en bloquant le développement de ses initiatives et de sa créativité : on lui choisit ses jouets, ses terrains de jeux (terrains de sport, parcs, campings) ; souvent on limite le choix de ses amis à des enfants de la même classe sociale, et dans les faubourgs, à ses camarades d’école et aux enfants des amis de ses parents ; il fait partie de groupes assez nombreux pour qu’il ne sache plus où donner de la tête (boy-scouts, cub- scouts, girl-scouts, brownies, camps, clubs divers qui se réunissent ou font du sport après la classe) ; on lui choisit sa culture, on ne lui permet souvent de regarder que les programmes télévisés débiles pour enfants, et on lui interdit tous les (bons) films pour adultes ; ses lectures sont souvent choisies dans de vieilles listes de lectures enfantines (...)
Les seuls enfants qui ont la moindre chance d’échapper à ce cauchemar supervisé – mais de moins en moins – sont ceux des ghettos et de la classe laborieuse où survit encore la conception médiévale d’une communauté ouverte qui vit dans la rue. C’est qu’au cours de l’histoire, beaucoup des processus de l’enfance ont mis longtemps à descendre jusqu’à la classe inférieure, et ils ne s’y sont jamais vraiment maintenus. Les enfants des classes laborieuses viennent généralement de familles nombreuses et composées de personnes d’âges divers. Mais même quand ce n’est pas le cas, ils ont souvent des demi-frères et sœurs, des cousins, nièces, neveux et tantes, dans un milieu familial changeant constamment. On ne se préoccupe guère des enfants individuellement, on les supervise encore moins : ils peuvent souvent vagabonder loin de la maison ou jouer dans la rue jusqu’à des heures très avancées. Et si par hasard leur famille est de nombre limité, il se trouve dans la rue des centaines de gosses, dont beaucoup ont formé leurs propres groupes sociaux (gangs*). Ils ne reçoivent pas souvent de jouets, ce qui signifie qu’ils s’en créent eux-mêmes. (J’ai vu des gosses de ghettos fabriquer d’astucieux toboggans avec du carton et les dresser contre les perrons de vieilles maisons où les marches manquaient ; j’en ai vu d’autres se faire des chariots et des poulies avec de vieilles jantes, de la ficelle et des boîtes. Aucun enfant de classe moyenne ne fait cela. Il n’en a pas besoin. Mais aussi perd-il vite son ingéniosité). Ils partent en exploration fort loin de leur propre quartier, et, bien plus que leurs contemporains des classes moyennes, ils traitent d’égal à égal avec les adultes qu’ils rencontrent. À l’école, ils se montrent indisciplinés et sauvages, comme d’ailleurs ils doivent l’être – car cet établissement n’inspire aucune confiance à un être libre, même si sa liberté n’est que partielle. La classe laborieuse conserve une certaine irrévérence pour l’école qui, après tout, est un phénomène appartenant par son origine à la classe moyenne.
Sur le plan sexuel également, les gosses de ghetto sont plus libres. Un garçon me raconta qu’il ne pouvait se souvenir d’aucune époque de son enfance où il n’ait eu, de manière tout à fait naturelle, des rapports sexuels avec les autres gosses ; c’est ce que tout le monde faisait. Les professeurs, dans les écoles des ghettos, savent qu’il est impossible de réduire la sexualité enfantine : c’est une chose courante, dont les enfants sont friands, et de loin supérieure à un cours sur la grande démocratie américaine ou sur l’apport civilisateur des Hébreux qui imaginèrent un dieu unique (pourquoi d’ailleurs en imaginer un ?), ou encore sur le café et le caoutchouc, principales exportations du Brésil. Ils font donc cela dans les escaliers. Et manquent l’école le jour suivant. Si, dans l’Amérique moderne, une enfance libre existe à quelque degré, c’est dans les classes inférieures, où la pénétration du mythe est la plus réduite.
Pourquoi donc ces enfants tournent-ils plus mal que ceux des classes moyennes ? La réponse à cette question est peut-être évidente. Mais je citerai l’expérience personnelle que j’ai acquise en vivant et en enseignant dans les ghettos : jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge adulte – et là encore, la chose est discutable – ces gosses ne font preuve d’aucune infériorité intellectuelle. Les enfants des classes laborieuses sont parmi les plus brillants, les plus culottés et les plus originaux que l’on connaisse. Ils le sont parce qu’on les laisse tranquilles. (S’ils ne réussissent pas bien les tests, c’est qu’il faudrait peut-être réexaminer ces tests, mais pas les enfants). Plus tard, lorsqu’ils se heurteront à un « principe de réalité » différent de celui de la classe moyenne, ils seront saignés et assommés ; ils ne sortiront jamais de leur sujétion économique. Ainsi, c’est l’asservissement quotidien qui produit ces adultes apathiques et dénués d’imagination, c’est la restriction constante de leur liberté personnelle – mais ce n’est pas leur enfance sauvage.
*– Les gangs sont actuellement les seuls groupes d’enfants dirigés par eux-mêmes ; si le mot gang a une résonance inquiétante, c’est pour de bonnes raisons politiques.
Shulamith Firestone, Pour l'abolition de l'enfance, traduit de l'américain par Sylvia Gleadow, Tahin Party, 2016.
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