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asile de nuit

  • Photo du rédacteur: Le contraire du jeu
    Le contraire du jeu
  • 20 sept. 2020
  • 6 min de lecture

En cette soirée de printemps, les bancs du jardin du Luxembourg étaient humides. Aussi étaient-ils peu fréquentés. Seul un homme petit, d'âge canonique, aux yeux scrutateurs et méchants comme ceux d'un vieux perroquet, était assis à côté de moi. J'avais faim, rien à fumer et ne savais où je passerais la nuit.

Le vieillard alluma une moitié de cigarette et me jeta encore un regard méchant, de biais : « Alors ? » Je haussai les épaules. « Viens, dit-il, il faut se dépêcher sinon nous arriverons trop tard et le cerbère ne nous laissera pas entrer. – Cerbère ? » m'étonnai-je. Le vieillard secoua la tête devant tant de sottise : « Où veux-tu donc passer la nuit, hein ? Sous les ponts ? Je connais un meilleur endroit. Il te reste de l'argent ? » Je hochai la tête et lui montrai ma dernière pièce de deux francs. « On les boira demain quand ils nous ficheront dehors à cinq heures tapantes, dit-il sèchement. Le matin, il fait toujours froid. » Puis il m'offrit à moi aussi une moitié de cigarette et me fit signe de me lever. Je lui emboîtai le pas.

Nous traversâmes la Seine, puis il emprunta des rues interminables, longea un canal... Nous finîmes par tourner dans une ruelle où toutes les maisons étaient en brique. Le vieillard s'immobilisa devant l'une d'entre elles. Nous fûmes accueillis à la porte par un jeune homme blême dont la jeunesse semblait à la fois éternelle et poussiéreuse. Il nous conduisit à un guichet derrière lequel était assis un homme à la longue barbe blanche, qui ressemblait vaguement au fondateur de l'Armée du Salut. Il inscrivit nos noms dans un registre. Après quoi, le portier nous confia à un autre vieux jeune homme, dont le visage était si dépourvu de couleur qu'on ne pouvait même pas le qualifier de blafard. Il nous conduisit dans une pièce où il nous donna une chemise rêche, une serviette et un morceau de savon. Il nous fallut nous déshabiller, nouer la serviette à notre taille, faire de nos vêtements un baluchon que nous remîmes à notre guide en échange d'un jeton. Le vieillard me montra comment attacher le jeton à une ficelle afin de le porter autour du cou comme une amulette. Une pièce voisine semblait emplie de cris et de vapeur blanche. Nous pénétrâmes à notre tour dans cet atelier des nuées où une foule d'hommes debout dans des cuveaux de bois s'occupaient à éliminer la crasse du monde extérieur. Des anges en uniforme distribuaient à la ronde du savon mou et des brosses. Le portier blême tendait à ceux qui avaient accompli leurs ablutions une serviette propre.

Il nous fût enfin permis de revêtir la chemise rêche, puis nous reçûmes chacun un des morceaux de pain qui remplissaient un panier à linge. Notre guide nous amena cette fois sur une terrasse en plein air, où se tenaient d'autres hommes, tous vêtus uniquement d'une chemise. C'était une tiède soirée de printemps et le ciel au-dessus de la cour était d'un bleu très tendre. Je suivais le vieillard qui m'avait mené en ces lieux. Son aspect était singulier : ses mollets nus étaient couverts de varices et son vieux visage aux poils hirsutes paraissait légèrement rouge.« La seule chose qu'ils ne te donnent pas, soupira-t-il, c'est de quoi fumer. Sans quoi, ce serait parfait ici. Parfois, quand j'en ai marre d'arpenter le pavé et de mendier, je vais à l’hôpital. Là-bas, tu as un bon lit. Il ne te manque que la liberté. À propos, un autre chouette endroit pour dormir, ce sont les entrées du métro. J'y serais bien allé aujourd'hui, la meilleure station c'est Pigalle. Mais je ne vais pas bien : le cœur, tu vois. Malgré tout, je n'ai pas envie de mourir à l'hôpital. C'est encore plus triste là-bas, même si les lits sont meilleurs et la nourriture plus généreuse – ils ne se contentent pas d'un morceau de pain, comme ici. » Il respirait bruyamment en parlant, et je lui dis de se calmer et de se reposer un peu.

« J'aurai tout le temps de me reposer, répondit-il. Je ne sais même pas pourquoi je n'en ai pas fini depuis belle lurette. J'avais un bon magasin, tu vois, et une bonne épouse. Mais elle est morte, et je n'avais pas d'enfants. Alors je me suis mis à boire et j'ai fini par vendre mon magasin. Évidemment, j'aurais pu me payer une place dans un asile de vieillards. Mais, tu vois, j'aime la ville, les rues, les gens qui passent leur temps à courir, les petits bistrots au bord de la Seine. Mon heure favorite, c'est le matin, quand on voit passer les chariots chargés de fleurs et de légumes et que le grand vacarme de la rue ne s'est pas encore réveillé. Je m'assois dans un parc quelconque, je lis les journaux. C'est tellement bon... »

De la petite terrasse, on pouvait voir Saint-Pierre – le vieux barbu qui ressemblait à feu le général Booth. Il était toujours penché sur son registre et griffonnait d'un air absorbé sur le papier blanc. Nous restâmes bien une heure dans cette paix du soir. Puis arrivèrent deux policiers, dont l'uniforme paraissait criard dans ce monde sans couleur. Je vis tressaillir mon voisin chenu – peut-être avait-il peur de se faire embarquer. Mais les policiers entrèrent dans la maison et en ressortirent bientôt en compagnie d'un homme élancé, qui s'avançait d'un air insouciant entre les deux sbires. On lisait dans sa démarche un mélange d'assurance et de raillerie.

Il devait être huit heures, il faisait encore clair et le ciel avait pris une couleur de lilas. Ce fut à ce moment qu'on nous poussa dans les dortoirs. L'un des anges en uniforme resta dans la salle. Il avait sur une petite estrade un lit éclairé par une veilleuse verte. Il commença par réciter le rosaire d'une voix haute et distincte, accompagné par moments par un des occupants du dortoir murmurant les réponses. Les lits étaient durs, les draps rêches. Le vieillard qui m'avait mené là – en fait il s'appelait Gaston – s'était couché dans le lit voisin du mien. Il s'endormit dès que la lumière s'éteignit. Seule brillait encore la lueur verte de la veilleuse. Je m'endormis bientôt à mon tour.

Je fus réveillé par des murmures et des gémissements. Notre ange gardien, dans la lueur verte, dormait à poings fermés. C'était bel et bien Gaston qui faisait tout ce bruit. Tout d'abord je crus qu'il parlait dans son sommeil. Mais ce n'était pas cela. Il griffait de ses ongles le drap rude, et je savais ce que cela voulais dire. Je me levai et m'assis à son chevet. Je lui demandai s'il voulait que je réveille le surveillant, mais le vieux Gaston secoua la tête en chuchotant des mots où je reconnus « mourir en paix ». Je restais donc assis près de lui. Il n'avait plus du tout l'air d'un vieux perroquet méchant, la peur avait quitté son visage. Mais il respirait de plus en plus difficilement. « Bientôt fini, murmura-t-il, tu pourras garder tes deux francs et boire un café à la santé de ma pauvre âme. Ensuite, il faut que tu promettes d'aller à Notre-Dame allumer un cierge pour moi. Il me reste de l'argent. Tiens, voici mon jeton... » Il ôta de son cou le jeton qu'on nous avait donné en échange de nos vêtements. « Demande à retirer mon baluchon. » Il se mit à délirer, parla d'Élise – sa femme, probablement –, chuchota quelque chose à propos de cerisiers en fleurs, redevint lucide et dit qu'il était heureux de ne pas mourir seul. Je proposai de nouveau de réveiller le surveillant, peut-être pourrait-il aller chercher un médecin. Le vieux Gaston fit non de la tête. Ses seules paroles compréhensibles furent : « C'est mieux ainsi ! » Il attrapa ma main, s'y cramponna, puis l'étreinte se desserra, il referma sa bouche édentée et ses yeux, ses étranges yeux d'oiseau, restèrent entrouverts. Il s'étira en soupirant. C'est moi qui lui ai fermé les yeux.

Ils n'ont pas voulu me remettre son baluchon, mais j'ai allumé le cierge pour lui à Notre-Dame. Il a eu une bonne mort, finalement. Tout le monde ne peut pas espérer mourir aussi paisiblement.


Friedrich Glauser, Morphine. Le promeneur, 2000.


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