asger jorn

L'ORDRE DES CHOSES

Il faut exploiter les exploiteurs.

BERNARD SHAW déclare que « l'Américain blanc relègue le Noir au rang de cireur de souliers, et il en conclut qu'il n'est bon qu'à cirer les souliers ». Il y a des gens qui prétendent qu'il s'agit là d'une situation d'infériorité. Ayant fait, avec Christian Dotremont, le même genre de travail à Bruxelles dans le temps, et ayant lu que chaque millionnaire qui veut rencontrer de l'estime aux États-Unis doit avoir fait son premier stage comme cireur de souliers, je suis incapable de voir l'infériorité. Avec un travail pareil on peut arriver en peu de temps à avoir assez à manger et à fumer, et pour le reste du temps on est complètement libre de faire ce que l'on veut. Ainsi donc pour les gens d'esprit, qui ont un profond plaisir dans la vie vécue, je recommande avec chaleur cette solution de cirer les souliers. À quoi sert l'idée de supériorité et d'infériorité ? Toute ma famille me reprochait autrefois de préférer gagner mon argent en nettoyant les W-C à Paris, plutôt que d'être maître d'école. Et si par hasard un Noir n'avait pas le temps nécessaire à perdre pour devenir millionnaire parce qu'il aurait des choses plus importantes à faire, est-ce qu'il existe quelque règle objective, ou même humaine, qui permette de définir cela comme « une situation d'infériorité » ? Comment établit-on le rang « premier, deuxième, troisième, quatrième,

etc. » ? Uniquement avec l'ordre des chiffres. C'est un pur problème de calcul et, ce qui rend l'affaire encore plus saugrenue, on peut commencer à calculer n'importe où dans le tas. On peut nommer n'importe qui le premier, même un cireur de souliers (…. ; ….. par exemple). Si l'on accepte sur la base des calculs sociaux les échelles de valeurs établies, on les soutient par ce fait même ; et si on les soutient, c'est parce que l'on en profite. Si quelqu'un accepte d'être nommé second, c'est parce qu'il y a un avantage, par rapport au premier. Quelqu'un qui exploite un autre, qui est socialement condamné comme exploiteur, peut se donner la fausse moralité de faire une sorte de justice. C'est un truc classique. Ce qui est inadmissible dans toute cette machinerie, c'est l'idéalisation de la hiérarchie par l'application unilatérale de l'idée de transcendance. Cette idéalisation, on la voit maintenant employée par les autorités de l'Union soviétique pour empêcher les artistes et les hommes intelligents de gagner leur pain en cirant les souliers ou en nettoyant les rues à Moscou, parce que, lorsqu'ils ont des diplômes, on les met en prison pour plusieurs années s'ils n'acceptent pas des « situations supérieures ». Plus on est capable de s'occuper des affaires des autres avec succès, plus on est estimé, et cela se comprend ; mais si en même temps on ne peut plus se permettre de s'occuper de ses propres intérêts, plus on est à considérer comme une poire, ou un altruiste. Est-ce que c'est cela la « situation supérieure » ? On commence à en douter.

Asger Jorn. 1964.