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abat-faim

  • Photo du rédacteur: Le contraire du jeu
    Le contraire du jeu
  • 3 mars 2021
  • 2 min de lecture

Dernière mise à jour : 16 avr. 2023

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L'extrême dégradation de la nourriture est une évidence qui, à l'instar de quelques autres, est en général supportée avec résignation : comme une fatalité, rançon de ce progrès que l'on n'arrête pas, ainsi que le savent ceux qu'il écrase chaque jour. Tout le monde se tait là-dessus. En haut parce que l'on ne veut pas en parler, en bas parce que l'on ne peut pas. Dans l'immense majorité de la population, qui supporte cette dégradation, même si l'on a de forts soupçons, on ne peut voir en face une réalité si déplaisante. Il n'est en effet jamais agréable d'admettre que l'on s'est laissé berner, et ceux qui ont lâché le « bifteck » – et la revendication du « bifteck » – pour l'ombre « déstructurée » de la chose sont aussi peu disposés à admettre ce qu'ils ont perdu au change que ceux qui ont cru accéder au confort en acceptant des ersatz semblables dans leur habitat. Ce sont habituellement les mêmes, qui ne peuvent rien refuser de peur de démentir tout ce qu'ils ont laissé faire de leur vie.

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Les spécialistes de la faim dans le monde (il y en a beaucoup, et ils travaillent la main dans la main avec d'autres spécialistes qui s'emploient à faire croire qu'ici règnent les délices abondantes d'on ne sait vraiment quelle « grande bouffe ») nous communiquent leurs calculs : la planète produirait encore bien assez de céréales pour que personne n'y souffre de la faim, mais ce qui trouble l'idylle, c'est que les « pays riches » consomment abusivement la moitié de ces céréales pour l'alimentation de leur bétail. Mais quand on connaît le goût désastreux de la viande de boucherie qui a été si vite engraissée aux céréales, peut-on parler de « pays riches » ? Sûrement non. Ce n'est pas pour nous faire vivre dans le sybaritisme qu'une partie de la planète doit mourir de la famine : c'est pour nous faire vivre dans la boue. Mais l'électeur aime qu'on le flatte, en lui rappelant qu'il a le cœur un peu dur, à vivre si bien pendant que d'autres pays l'engraissent avec les cadavres de leurs enfants, stricto sensu. Ce qui est tout de même agréable à l'électeur, dans ce discours, c'est qu'on lui dise qu'il vit richement. Il aime à le croire.

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Guy Debord, Abat-faim, Encyclopédie des Nuisances (tome I, fascicule 5). Paris, novembre 1985.


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