marcel schwob
- Le contraire du jeu
- 1 oct. 2020
- 3 min de lecture

Infortuné Marcel Schwob ! Que d'heures passées devant des parchemins et des papiers jaunis ces copies représentaient ! Car vous vous acheminiez presque chaque jour, déjà courbé, aux Archives : et cette rude besogne de dépouillement vous charmait, vous si jeune cependant d'imagination et de cœur, conteur nourri de bonnes lettres et dont le goût demeura si étrange tout ensemble. C'était encore dans le petit sous-sol en bordure de la rue des Francs-Bourgeois, avec ses tables rondes, où il semblait que l'omnibus allait verser, parmi les cartons entr'ouverts, dans un grand fracas de vitres. Et Siméon Luce vous surveillait d'un œil exempt de bienveillance !
Là Marcel Schwob tournait inlassablement les feuillets des registres de la chancellerie ou du Parlement, copiait doucement, de sa belle et menue écriture d'humaniste ; il m'initiait à l'histoire violente du XVe siècle, à la difficile lecture des notes rapides de cette époque qu'il aimait tant. On n'oubliait pas une telle figure : le front parcheminé et dépouillé, l'éclat singulier de ses yeux, la bouche grande, jeune et rase, le nez courbe, celui des Sémites, que l'on retrouve aussi sur les très fins profils des bas-reliefs égyptiens, le cou maigre flottant dans le col trop large de la chemise.
Puis tout à coup, épuisé dans ses dernières années par la souffrance et le rêve, sa tête s'inclinait sur sa poitrine : c'était alors un effondrement de son corps chétif. Plusieurs fois le garçon de la salle des Archives le crut mort. Ou bien je retrouvais Schwob aux heures douloureuses de l'ennui, du dangereux bonheur, de la maladie, couché par goût dans la plus petite chambre de son appartement, entouré des beaux livres qui étaient son seul luxe. Car Marcel Schwob lisait en voluptueux. Il me tendait sa main courte, que j'aimais à tenir dans la mienne, et sa voix blanche se faisait tout à coup autoritaire et démonstrative. Un Villon n'était pas loin, à portée de son lit. Ainsi j'ai été le témoin, le confident de ses découvertes, d »hypothèses exposées et condamnées presque aussitôt avec une chaleur égale ; et souvent je l'aidai dans ses recherches. Il avait la bonté de voir en moi un disciple : c'est ainsi que je fis à Dijon de nombreuses copies et formai le dossier du procès des Coquillards que nous devions publier ensemble.
Parfois Marcel Schwob parlait de son Villon comme d'un travail achevé dans son esprit ; à d'autres moments, comme d'un projet qu'il traînait pour le charme de sa vie. Et volontiers il donnait lecture à quelques intimes des deux premiers chapitres que j'ai publiés avec ses notes, les seuls qu'il ait jamais écrits. Ils montrent du moins toute sa maîtrise, sa science incomparable, la forme sèche et vibrante qui était la sienne. Je me suis bien gardé de l'imiter : ce sera un des chagrins de ma vie de n'avoir pas lu le beau livre sur Villon que Marcel Schwob eût écrit.
Un jour je lui posai une question naïve : « Mais, vous devez le voir Villon ? » – « Je vois seulement le petit doigt de sa main. » Pauvre et regretté Marcel Schwob, j'espère, pour toute l'amitié que j'ai eue pour vous, ne pas avoir trahi la confiance que vous aviez mise en moi ! Mais, au nom de la vénération que je vous portais, je dois revendiquer ici le péril d'avoir pensé, écrit et documenté ce livre à ma façon. Le lecteur le reconnaîtra bien vite, hélas !
Pierre Champion, Villon, sa vie et son temps.
Comments